Cridem

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11-10-2013

14:06

Débat : poème « Essevin » (1) d'Ahmedou Ould Abdel Ghadre (2) 'lu' par Mohamed-Saïd ould Hamody

Avertissement : Ce commentaire sur le poème d’Ahmedou sera refusé de parution dans le journal « Chaab » (aujourd’hui Horizon) en 1984 (sous mon ami Haïdalla) et en 1987 (sous mon parent Maaouiya) M. Bekaye le fera paraître, en arabe, dans son journal en 1990…. Sur la demande de nombreux amis M. Khayar a choisi de le diffuser, en quatre ou cinq parutions, (et dans les deux langues) sur le site Adrar-Info. MSOH.

Avant-propos : « Usez de la clarté c’est une des voies du paradis ; Evitez la confusion, c’est une des voies d’accès à l’enfer. » (Traduction libre d’un hadith (3) du Prophète, paix sur lui..)

Je suis bien obligé de passer aux aveux, malgré une solide répugnance à le faire. Premièrement la longue diatribe qui suivra et le texte rébarbatif qui en est le produit sont la réaction spontanée au poème « Essevin » (ou le vaisseau) et au passionnant et intéressant débat qu’il a provoqué.

Je n’ai pas la prétention, toujours outrée à mes yeux, de jouer au phare illuminant je ne sais quelles profondes ténèbres !… Je livre seulement, et d’une pièce, mes sentiments aux lecteurs de Chaab (4). La livraison, et ce n’est pas fausse modestie, est bien relative, très imparfaite. Toutes les faiblesses, les parties boiteuses, les parti- pris et les larges lacunes, si facilement décelables, ont pour seule explication mon émotivité, mon désordre intérieur.

Deuxièmement, j’ai écrit ces réflexions prisonnier de mon univers social et mental. Je suis produit et membre de la communauté arabophone , disons hassanophone (5), puisque la sacralisation de la langue du Coran a imposé aux « maures » ( mais que veut dire, au fond, ce terme collé à nous par un colonisateur que sa boussole en dérangement a induit en une erreur dans l’espace de plusieurs milliers de kilomètres au sud ; et dans le temps de quelques années en arrière ?) d’appeler leur si riche dialecte pudiquement « Hassaniya » (6).

J’ai exposé donc seulement ce qui me semble être l’image sociologique et culturelle de ma communauté linguistique. Quatre mauritaniens, ou plus, sur cinq se reconnaîtront en l’image déformée ou fidèle, et que je crois avoir déchiquetée à belles dents ; mais qui ne prétend nullement recouvrir la réalité totale du pays.

Toutefois, je crois qu’en raison de leurs brassages historique, géographique, racial, religieux et autres, les trois principales communautés du pays (arabe, hal poularen (7) et soninké (8)), mais également les wolofs (9) et autres minorités), se ressemblent par la stratification sociale et se rencontrent dans leurs mythologies, tabous, préjugés et autres aberrations ; dans leurs rêves aussi et dans leurs références spirituelles.

Et il n’est pas exagéré, dès lors, de prétendre pouvoir généraliser à toutes les autres la fresque, à épisodes, par moi barbouillée, celle de ma communauté linguistique. Ce faisant une marge appréciable d’erreurs ne manquera pas d’apparaître, mais les traits généraux, c’est-à-dire l’essentiel, resteront identiques, quand les détails changeront. Et encore toutes ces subtilités et nuances ne sont valables que pour les parties analytiques- narratives ?

- Celles qui prétendent décrire la perception strictement personnelle, et largement subjective, de mon environnement socio-culturel. Pour la synthèse, c’est-à-dire mes élucubrations, réalistes ou lunatiques, les marges disparaîtront et avec elles les différences et même les contradictions entre ethnies Rien d’étonnant en cela parce qu’il s’agit du profil de l’Etat et de son citoyen et administré qui ne doivent ni ne peuvent connaître de distinction d’ethnie, région, tribu, canton ou fraction.

Nonobstant tout, on peut surtout souhaiter voir des halpoular (10), des soninképhones (11) ou des wolofs saisir, eux aussi, l’opportunité et nous entretenir de leur point de vue sur ce bizarre « vaisseau de l’exode ».

D’autant que ni le poète, ni la magicienne ne révélèrent en quelle langue parlaient les fuyards.

Atar, Septembre 1984. Mohamed-Saïd Ould Hamody

Première partie

C’est d’un bonheur certain, et fort rare, de parcourir, des jours durant, dans les colonnes de « Chaab » le si riche et si passionnant débat à propos du nouveau poème d’Ahmedou Ould Abd El Ghader : « Le vaisseau » (sevin en arabe la langue originale du poème.) Malgré les pannes fréquentes d’électricité et les journées de vent, les interminables » salamalecs » des visiteurs, le tarissement généralisé et inquiétant de la réflexion chez l’élite intellectuelle, quelques hardis et fougueux combattants ont osé aiguiser langue et plume. Ces duels ou ces solos méritent de notre part reconnaissance pour l’effort et le temps consacrés à cogiter sur nos vie et survie.

Le débat, certes, était savant et théorique. Néanmoins l’encouragement qu’il constitue est bien loin d’être négligeable… Il est, en tous cas tentant d’y participer. Et je ne me ferai pas prier. Ce faisant j’y cherche une première satisfaction : provoquer les réactions d’autres électeurs. Et je les prie d’excuser mes exagérations et, surtout, d’en comprendre les motifs qui sont parfaitement, à mon avis, sains.

D’autre part, il m’importe peu, à priori, de disserter sur l’optimisme ou le pessimisme, tous deux arbitrairement supposés, d’Ahmedou. Par contre je prends toute ma liberté pour la perception du poème, que je suppose également personnelle, et vais étaler mes fantasmes conscients et inconscients. Et en émule de mon frère, cheïkh (12) et ami Mohamed Haïbetna (13), je m’autorise même à m’ériger en exégète du « vaisseau ». Exégète ? oui ! Mais sans aucune prétention au totalitarisme ou exclusive. Je le ferai, cependant, à travers mon subjectivisme fièrement affiché (c’est quoi encore l’objectivité ?) J’en ferai l’exégèse à travers mon prime déformant !

Mais au préalable rendons hommage au poète, à ce précurseur étonnant, à ce provocateur qui ne cesse périodiquement d’agresser notre quiétude, de secouer notre avachissement. C’est un trouble-fête de nos rêves endormis…ou éveillés. Et ses écrits, prose ou vers, ne laissent personne indifférent ; le vaisseau n’en constituant pas une exception, mais un nouvel élément d’une tradition désormais établie par Ahmedou.

Le poème m’a d’abord frappé par le choix heureux du titre. En effet quel meilleur symbole pour notre pays de larges espaces, maritimes et désertiques, que ce nom de « vaisseau »

sevin ») qui résume, à la fois, le passé historique de notre peuple, son présent, sa culture et, peut-être aussi son avenir…Le passé ? Il a été largement façonné par la civilisation caravanière et donc par le chameau, ce »vaisseau du désert » qui longtemps assura, seul, à travers nos immensités désertiques l’exclusivité du transport et des « …échanges des flux des idées, des hommes et des biens » ?

le chameau offrait, et continue d’offrir, avec générosité sa savoureuse chair, son délicieux lait, sa peau, ses poils etc. Et il a servi des siècles durant comme seul bien de référence d’un univers, le nôtre, qui se distinguait par sa frugalité et son dénuement. Le présent ? Il doit et devra, de plus en plus, compter sur la formation humaine, les mines, la moyenne et petite industrie ainsi que les richesses agro- pastorales. Bien sûr !…

Mais pour l’accumulation diligente, suffisante et efficiente d’un capital national (épargne) pouvant assurer, dans une utile et respectable proportion, la mise en valeur de nos autres potentialités, il nous faudra maîtriser, gérer judicieusement et protéger les richesses, en théorie illimitées, inépuisables, de nos immensités océaniques…

Cet océan où le vaisseau est, là encore, un roi incontesté, semble aujourd’hui, de surcroît, d’après le rêve ou le cauchemar du poète, servir de sortie de secours pour tout notre peuple menacé d’asphyxie.

Hier et aujourd’hui, dans leur imbrication avec demain trouvent ainsi en le » vaisseau » un commun dénominateur. Cela ne peut être totalement fortuit. Est-il interdit de suggérer que la conscience collective de notre peuple s’est introduite en la conscience individuelle d’Ahmedou troublant et déformant, à volonté son paisible rêve ?

Etonnant, en tout cas, est ce peuple qui vit sur une terre où mer et désert se côtoient si intimement tout en s’ignorant en un mépris réciproque. La mer nous guette, nous fascine et comme nous menace sur notre longue façade atlantique, l’extrême occidentale. Pourtant, pourtant nous n’avons jamais été un peuple marin ; donnant avec superbe ( ?) et surtout superstition ( ?) notre dos à notre océan…

Même les Imraguen (14), si peu représentatifs et si injustement méprisés autrefois en société maure ; les Imraguen , ces prétendus hommes-aquatiques, perdent rarement le contact physique avec cette terre qui semble, les protéger de la mer et de ses terrifiantes merveilles et mystères…Ne poussaient-ils pas cet attachement jusqu’à pratiquer souvent la pêche à pied, utilisant, avec la complicité des dauphins, rythmes et claquements magiques des mains si mystérieux aux communs des mortels et si fatidiques aux bancs des mulets ?

La parenthèse almoravide et ce séjour réparateur à Tidra (cette fausse île ou fausse presqu’île 15) apparaît dès lors comme une exception (l’est-elle vraiment ?) confirmant la règle. Là encore la peur atavique, héréditaire de la mer et des démons de la mer a simplement été exorcisée par l’abstraction du moi de l’effervescence mystique inégalée des légions d’Aboubakar Ben Amer ! (16)

Mais la vérité têtue est que les « Rijal El Bahr » ou les hommes de la mer (17) étaient -presque toujours- les autres, jamais nous à quelques exceptions prés. Malgré le courage qui leur est reconnu, ils restaient souvent, à nos yeux, entachés de tares originelles :au mieux de ne pas parler la langue du » Dad » (18) ; au pire de ne pas pratiquer la religion d’Allah et de son prophète !

La vérité aussi est que depuis les temps immémoriaux, berbères et noirs en ce pays semblaient se contenter du fleuve qu’ils appelaient pompeusement » mer » (lebhar ) oubliant ou feignant d’oublier leur interminable côte atlantique… Les descendants des « envahisseurs » originaires d’Oman (19) et du Hadramout (20) n’ont point gardé souvenance des exploits de leurs ancêtres qui, en navigateurs intrépides, ont, au nom de l’Islam mais aussi pour les soieries, épices et autres délicatesses de l’extrême- orient, atteint la Micronésie (21) et plus loin encore !

L’un des grands mérites du poète est, précisément, cette réconciliation de notre tradition nationale avec la mer et la synthèse qu’il accomplit ainsi, et au passage, entre nos deux mers, si souvent irréconciliables. Il rêve et prophétise que de la mer d’eau viendra le salut par la fuite (hâtive, désordonnée et un peu lâche) puisque notre mère, celle des sables, prépare un horrible infanticide. Ou plutôt, par son lent et inexorable suicide, elle entraînait dans sa perte ses fils et l’œuvre patiemment tissée par d’innombrables générations successives de pères et de mères…

A suivre…

Mohamed Said Hamody




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