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08-03-2014

23:22

De la chute du régime de Ould Sid'Ahmed Taya au désordre politique actuel sur fonds de guerre au Mali (2)

Adrar-Info - La polarisation ethnique des années 1980-1990.

Deux sortes de nationalismes s’affirmèrent au cours des années 1980 ; celui des « arabisants » qui prônaient la supériorité de la langue et de la civilisation arabes, et celui des élites intellectuelles et jeunes auto nommées « négro-mauritaniennes ». Les élites traditionnelles de la Vallée du Fleuve Sénégal sont restées, pour l’essentiel, loyales aux régimes politiques en place.

Une formation politique fut créée en 1986, les Forces de libération des africains de Mauritanie (FLAM), qui publia un « Manifeste du négro-mauritanien opprimé », dans lequel le problème de la fracture sociale et politique entre les communautés « arabes » et « noires » de Mauritanie était présenté sous un angle exclusivement racialiste, largement inspiré de l’idéologie de la « négritude » de Senghor.

Les interprétations sur la polarisation politique en Mauritanie ont insisté sur le caractère restreint des luttes ethniques, oubliant qu’en réalité toutes les oppositions politiques en Afrique de l’Ouest (et ailleurs dans le continent), ont une part d’ethnicité, c’est-à-dire de mise en avant des identités restreintes, les seules qui ont conservé un sens dans la vie quotidienne ; et, parallèlement, une part de revendications citoyennes d’accès à la pleine égalité nationale.

Cela est particulièrement vrai dans le cas des revendications des minorités nationales au sein de la Mauritanie, et des sentiments de solidarité qu’elles réveillent chez les pays voisins où ces minorités existent aussi. Voilà un problème contemporain hérité des tracés de frontières coloniales parfaitement incohérents.

Ainsi, les revendications des principales communautés noires mauritaniennes (Halpular’en et Fuulbe, Soninké et Wolof) suscitent régulièrement la solidarité des Halpular’en, Fuulbe et Wolof Sénégalais ; alors que les Soninké sont moins nombreux en Mauritanie et semblent moins inquiets pour les revendications identitaires. [Voir Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, M. Villasante Cervello (dir.), L’Harmattan, 2007].

Ces explications étaient nécessaires pour comprendre que la parution des FLAM, dont le discours, radical et violent, suscita un large émoi chez les élites au pouvoir qui contribuèrent à l’avènement d’une grande crise sociale et politique dans le pays. Cette crise déborda largement le contexte national et concerna rapidement le Sénégal, qui fut accusé par Nouakchott de soutenir la dissidence en Mauritanie.

Il faut bien saisir ces deux éléments (la radicalisation des chauvinismes arabes et noirs, et les enjeux entre deux États-nations formellement existants), pour comprendre la violence politique extrême vécue dans les deux pays.

Sur le plan interne, la Mauritanie a vécu le danger d’une guerre interne, et sur le plan extérieur deux pays voisins ont failli entrer en guerre. Craignant une révolte massive des « Noirs », Taya décida d’évincer de leurs postes des milliers de fonctionnaires entre 1986 et 1988.

En septembre 1986, 23 activistes du FLAM furent jugés pour « propagande à caractère raciste », les intellectuels Saidou Kane et Tené Youssouf Guèye furent condamnés à des peines de prison, et ce dernier y trouvera la mort. Un groupe d’officiers Halpular’en créèrent le Front national des officiers noirs (FRON) au début 1987.

Le ministre de l’Intérieur Djibril ould Abdellahi, annonça qu’un complot avait été déjoué le 22 octobre impliquant une cinquantaine d’officiers du FRON. La Cour spéciale de justice condamna à mort trois lieutenants : Sy Saidou Daouda, Bâ Seydi et Sarr Mamadou ; ils furent exécutés le 6 décembre 1987 (Villasante 1998 ; Sidi Ndiaye, Le passé violent et la politique du repentir en Mauritanie : 1989-2012, thèse de sciences politiques, Université de Nanterre, 2012).

Les tensions politiques, à caractère ethnique, se renforcèrent en février 1989 ; plusieurs attaques contre des Mauritaniens furent enregistrées à Dakar, Rufisque, Thiès et Kaolack, suivis de représailles à Nouakchott les 24-25 février 1989. La presse sénégalaise attisa largement les tensions en s’attaquant aux « belliqueux beïdanes esclavagistes ».

Le 9 avril un dernier incident, le meurtre de deux bergers Fuulbe par un garde mauritanien, ouvrit les portes aux affrontements d’une violence extrême. Les 22- 23 avril les Mauritaniens furent attaqués dans plusieurs villes sénégalaises, les auteurs étaient surtout des bandes de jeunes utilisés jadis par le politicien Wade contre le président Diouf.

Les représailles à Nouakchott, où l’on entendait parler de milliers de morts, furent atroces ; les 24-25 avril des centaines de Noirs accusés d’être des « Sénégalais » furent tués au Marché capitale et dans deux quartiers pauvres habités surtout par eux (les 5e et le 6e).

Les auteurs étaient surtout des membres du groupe servile, englobé sous le terme « hrâtîn », à qui des fonctionnaires et des militaires auraient promis des bénéfices matériels pour leur contribution à la défense de la patrie en danger. Plusieurs parmi eux recevront des terres (surtout des Fulbe Jeeri) en échange de leur loyauté. [Voir O. Leservoisier, La question foncière en Mauritanie, 1994].

Dans les deux pays, les autorités ont laissé les violences se produire sans intervenir, sinon tardivement. [Voir Villasante Cervello, « Conflits, violences et ethnicités en Mauritanie, réflexions sur le rôle des propagandes à caractère raciste dans le déclenchement des violences collectives de 1989 », Studia africana, 2001 ; et « La Négritude, une forme de racisme hérité de la colonisation française ? », in Marc Ferro, Livre noir du colonialisme, 2003].

Au Sénégal, les exactions contre les commerçants Mauritaniens furent importantes, les forces de l’ordre se déclarèrent débordées, aussi bien à Dakar que dans les villes du Fleuve. Les rapatriements des ressortissants des deux pays furent organisés avec l’aide internationale ; la Mauritanie et le Sénégal rompirent leurs relations diplomatiques jusqu’en 1992.

Il y a eu une enquête conjointe en 1992 qui n’a pas pu déterminer cependant le nombre total de victimes. Les associations de victimes mauritaniennes avancent un millier de morts.

Après les violences, le gouvernement de Taya commence à organiser, avec le soutien des élites ultra nationalistes des exactions à l’encontre des Noirs de Mauritanie, destinées à les expulser du territoire, pour qu’ils rejoignent « leur pays », le Sénégal. Certains auteurs parlent ainsi d’entreprise de « nettoyage ethnique » organisé systématiquement par l’État mauritanien.

Cependant, il y avait des raisons plus prosaïques au déchainement de la violence aveugle et sanguinaire qui saisit les autorités et leurs bras armés, civils et militaires. D’une part, l’expropriation des terres riches de la région du Fleuve pour les mettre en valeur suivant la politique de modernisation de l’agriculture adoptée depuis 1983 ; des milliers de paysans Halpular’en furent ainsi expropriés de leurs biens (qui seront appropriés par hommes d’affaires de la Vallée et des Bidân), et de milliers furent expulsés au Sénégal. Et, d’autre part, le vol pur et simple des énormes réserves de bétail des éleveurs Fuulbe de la région du Guidimakha, proche du Mali.

Comme le note l’ancien administrateur Abdel Kader Isselmou (Où va la Mauritanie ? 2008 : 86), les Fuulbe avaient la malchance d’être riches en bétail et en or ; en deux jours seulement, la Société mauritanienne d’élevage et de commercialisation de bétail reçut après une sélection de meilleurs étalons, une centaine de milliers de têtes de bovins ; de plus, des milliers de Louis d’or furent saisis par les forces de l’ordre et par les administrateurs.

Plusieurs milliers de Fuulbe furent également expulsés vers le Mali. Ce qu’on appelle les « événements de 1989 » ont marqué une rupture dans l’histoire politique récente des deux pays. Mais ils restent à l’ordre du jour surtout en Mauritanie, où ils ont laissé des profondes séquelles dans la vie sociale et politique.

N’Diaye (2012 : 155) signale qu’entre 1986 et 1991, les camps de détention de Jreida, d’Inal, de Oulata et d’Aioun, entre autres, se remplirent de prisonniers politiques et de militaires qui disparurent à jamais. En effet, en novembre 1990, le pouvoir dénonça avoir déjoué une nouvelle tentative de coup d’État et 28 militaires furent exécutés le 28 novembre.

Il s’ensuivit une importante purge au sein des Forces armées, des emprisonnements et des exécutions sommaires de centaines de militaires. C’est ce qu’on appelle « le passif humanitaire » ; les associations des victimes avancent qu’entre 1989 et 1990, 1 760 militaires Noirs furent tués, entre 60 000 et 120 000 Noirs de la vallée furent expulsés vers le Sénégal et vers le Mali, et 476 villages furent détruits (Coordination des victimes de la répression (COVIRE), Le Calame du 13 décembre 2012).

Les familles expulsées, installées dans de camps de fortune sur la rive droite du Fleuve Sénégal, furent aidées par des organismes internationaux (HCR, Croissant rouge), et en moindre mesure par le gouvernement du Sénégal, alors que le Mali abandonna simplement les réfugiés à leur sort.

On a beaucoup parlé à cette époque du mauvais état de santé du président Taya, l’accusant de paranoïa et de schizophrénie après la perte de son épouse, fin 1989. Pourtant, même en sa qualité de principal responsable du déchaînement de haine à l’encontre des Mauritaniens de la Vallée, il n’était pas seul à donner les ordres.

Des centaines d’officiers et d’hommes d’affaires ont soutenu les agissements de cette période tragique, et la société civile urbaine et éduquée ne s’est pas soulevée contre les exactions. Le racisme étatique provoqua une grande inquiétude au sein de la population.

Mariella Villasante Cervello : « Chronique politique de Mauritanie (juin 2013) »

RAPPEL : Mariella Villasante Cervello est Docteur en Anthropologie sociale EHESS, spécialiste de la Mauritanie. Elle travaille en Mauritanie depuis 1986, et également en Amazonie péruvienne depuis 2007. Chercheuse associée: Instituto de democracia y derechos humanos de la Pontificia Universidad Católica del Perú (IDEHPUCP), Institut Français d’études andines (IFEA, Lima, Pérou), Centre Jacques Berque (Rabat, Maroc).





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