Cridem

Lancer l'impression
27-03-2014

09:12

Les producteurs de l'Histoire mauritanienne (4)

Adrar-Info - Les lettrés traditionnels d’après la colonisation : Mokhtar ould Hamidoun.

D’autres écrits ont été rédigés par des érudits bidân après l’installation coloniale et même à la demande des administrateurs. Citons ici l’histoire des Idaw’ish et des Meshdûf de l’Est écrite par Bâba wuld al‐Shaykh Sidiyya, à la demande du Capitaine Gerhardt, et les Chroniques du Fouta écrites par Siré Abbas Soh et rassemblées à la demande du Gouverneur Gaden6.

Cependant, l’oeuvre de l’érudit Mokhtar ould Hamidoun (m. 1995) semble bien plus importante, autant par son ampleur que par son ambition intellectuelle. Mokhtar ould Hamidoun est probablement le premier et le dernier lettré bidânî à avoir tenté d’écrire une « histoire totale » (au sens de Veyne 1971) de la Mauritanie qu’il a dénommée Hayât Muritânya (Vie de la Mauritanie).

Sans aucun doute, le projet annoncé dans ce titre reflète l’influence de la vision coloniale et occidentale de ce que devait être une « histoire nationale » en voie de construction, néanmoins les résultats n’ont pas été à la hauteur des espérances, ...

...le poids des héritages conceptuels anciens semblent avoir inspiré cet ouvrage monumental, bien plus que les nouvelles idées acquises au contact avec le monde colonial et le monde universitaire à Dakar et à Nouakchott.

En effet, l’auteur tente de donner un répertoire exhaustif des histoires généalogiques des qabâ‘il bidân, il dit très peu de choses des communautés africaines mauritaniennes de la région du Fleuve Sénégal et il ne tient pas du tout compte de l’existence de l’État mauritanien. En un mot, son oeuvre est centrée sur la société bidân telle qu’elle était conceptualisée et construite au début du XXe siècle par les érudits bidân.

Cela étant posé, l’oeuvre de M. ould Hamidoun reste l’une des plus fécondes entreprises par un lettré bidânî né à la fin du XIXe siècle, elle apporte un témoignage précieux sur le mode de vie quotidien, sur les pratiques sociales, sur les valeurs et sur les croyances des Bidân vivant entre le XIXe siècle et le milieu du XXe siècle.

Mokhtar ould Hamidoun naquit dans la gebla, vers 1897, dans une famille de grands ulemâ (docteurs de la loi), dont le plus célèbre était son aïeul Muhandh Baba Ibn Abayd Deymani (m. 1860). C’est dans une publication récente que l’historien Baouba ould Mohamed Naffé (2002 : 322) apporte ces informations et ajoute :

« Après un bref contact avec l’école coloniale en 1912, le jeune Mokhtar renonce à celle‐ci au profit de l’enseignement islamique traditionnel. Au terme de l’un des cursus les plus complets de son temps, avec des études approfondies dans les plus prestigieuses mahadhir de la gebla (Sud‐Ouest), Ould Hamidoun se rend en 1939 au Sénégal pour faire du commerce. Il éblouit les membres de la colonie syro‐libanaise installée dans ce pays par l’étendue et la profondeur de son savoir religieux et littéraire.

Son projet d’une “encyclopédie mauritanienne” prend alors naissance et le conduit naturellement à l’unique institution officielle régionale de recherche, l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN), en 1949. Il collabora, au sein de cette institution, avec plusieurs collègues français, dont Albert Lériche, avec qui il co‐signa quelques articles(7).

En 1952, il publia également son livre Précis sur la Mauritanie [Études mauritaniennes 4]. Plus tard, en 1968, il co‐signa un article avec C. Descamps(8). Par la suite, ses fonctions d’enseignant et de Conseiller à la Présidence du gouvernement ne l’empêcheront pas de continuer inlassablement ses recherches et de se retrouver au coeur du futur Institut Mauritanien de Recherche Scientifique (IMRS), où sont conservées — sous forme de manuscrits rédigés en arabe — les archives de ses enquêtes, c’est‐a‐dire l’ensemble de son oeuvre.

Aussi, un grand nombre de chercheurs nationaux et étrangers travaillant sur la Mauritanie ont puisé dans ces archives dont la forme ne facilite guère un contrôle efficace des droits d’auteur. Mais n’est‐il pas d’un milieu où l’on considère que le savoir est “un trésor qui augmente au fur et à mesure qu’on en donne?
Enfin, à son départ pour le Hedjaz, en 1982, l’édition de son oeuvre en langue arabe fut confiée à un groupe de chercheurs que dirige actuellement un homme de culture et ancien ministre. »

L’ouvrage Hayât Muritânya est centré sur une histoire généalogique de tous les groupes bidân unis par la parenté (qabâ‘il, sg. qabîla), mais l’auteur aborde également la vie culturelle, la géographie historique, la vie politique focalisée autour des chroniques locales, les divisions sociales des groupes statutaires et des groupes de métier, entre autres thèmes.

De cette oeuvre considérable, seuls deux volumes ont été publiés. Baouba ould Mohamed Naffé(9) a écrit une présentation très intéressante de ces deux livres publiés en arabe, d’abord le volume 2, Hayât Muritânya, alHayât Althaqafiya (Vie de la Mauritanie, la vie culturelle), publié par la Maison arabe du Livre, Tunis, 1990 ; puis le volume 3, Hayât Muritânya, alJugrâfya (Vie de la Mauritanie, Géographie), édité par l’Université Mohamed V, Rabat, 1994.

Le volume 1, consacré à la Vie politique (Hayât Siyâsiya), est attendu depuis 1990. Or, cette situation quelque peu désordonnée de l’édition des manuscrits de M. ould Hamidoun comporte également des problèmes de traduction car les publications ne sont pas toujours fidèles aux textes originaux ; un exemple intéressant et révélateur est celui des toponymes régionaux dont l’origine est znâga, berbère, et qui ont simplement disparu dans l’édition arabe de alJugrâfya (Mohamed Naffé 2002 : 329).

La défense de l’arabité passe ainsi par l’effacement des traces de l’ancienne culture berbère locale. Dans ces conditions, comme le suggère Mohamed Naffé (2002 : 329), pour mieux respecter l’unité de l’oeuvre de Mokhtar ould Hamidoun, il faudrait réaliser une édition intégrale et assurer ainsi sa sauvegarde et garantir les droits intellectuels de l’auteur.

Les sources orales : chroniqueurs érudits et bardes traditionnels

Les sources écrites en arabe sur le trâb alBidân,dont on vient de présenter quelques exemples paradigmatiques, ont été jadis des histoires orales. Comme le notait Miské (1970 : 9) à propos de l’auteur de AlWasît, la valeur principale de son oeuvre est d’avoir consigné par écrit ce que sa mémoire avait conservé d’un savoir collectif, la « tradition orale », commune à tous les érudits anciens.

Elle concevait l’histoire comme târîkh, c’est‐a‐dire comme une sorte de calendrier historique constitué d’événements dont le sens était restreint à une territorialité locale et éventuellement régionale, et dont le lien essentiel était constitué par des histoires généalogiques. En un mot, on s’intéressait aux faits sociaux, politiques et culturels qui concernaient exclusivement les familles liées par des liens de parenté filiatifs ou par alliance (politique et matrimoniale).

Ces faits n’étaient pas cependant répertoriés et conservés de la même manière par les divers groupes, notamment par les spécialistes des traditions : les érudits et les bardes, dont les productions n’ont pas le même statut de vérité. En effet, les érudits bidân ne reconnaissent comme valables et légitimes que leurs productions, rejetant les traditions des bardes dans le registre du « populaire ».

Dans les deux cas cependant, on peut observer de grandes divergences régionales dans le souvenir des « faits » et même dans l’utilisation des « repères » chronologiques, partagés collectivement. Ces différences s’associent au caractère de construction, de reconstruction et d’invention permanente des traditions.

En suivant E. Hobsbawm et T. Ranger (1983), et Anderson (1983), je considère que la plupart de ces traditions, y compris celles qui ont rapport à l’histoire et qui se fondent sur des faits vrais, sont imaginées, c’est‐a‐dire qu’elles sont construites et formellement instituées dans un discours à un moment historique donné. Les traditions sont avant tout des réponses à de nouvelles situations qui prennent la forme de références à un passé plus ou moins ancien ou qui établissent leur propre passé à travers la répétition constante des faits.

Dans ce cadre, les traditions se distinguent des « coutumes » en ce que les premières imposent l’invariance (au moins de manière relative), alors que les coutumes s’adaptent constamment à la vie sociale.

Dans les pays sahariens et sahéliens, on le notait précédemment, les spécialistes de la tradition orale sont les érudits et les bardes. Précisons ici qu’en Mauritanie, l’importance de l’écrit, c’est‐a‐dire des târîkh rédigés en arabe, a conduit à l’établissement d’une distinction entre ce qu’on appellera l’histoire savante — celle construite par les érudits tels al‐Yadâlî, Muhammad Salîh, Sidahmad wuld Alamîn, Mokhtar ould Hamidoun —, et l’histoire populaire racontée par les bardes ou « griots ».

Chez les Bidân, ces derniers étaient attachés de manière prioritaire aux groupes guerriers et aux groupes religieux guerriers autonomes politiquement, et leur importance a toujours correspondu aux cercles strictement locaux ou régionaux. Du reste, la perte de pouvoir politique de leurs groupes de rattachement a conduit à une quasi disparition des bardes capables de se « souvenir » du passé local et régional.

La situation est cependant fort différente dans les sociétés sahéliennes dans lesquelles les bardes et les « traditionnistes » (spécialistes de la tradition) conservent l’essentiel des récits historiques du passé, souvent jusqu’à présent. Comment peut‐on expliquer cette différence si importante dans les manières de traiter le passé ? J’avancerai ici que la différence centrale se situe sur le plan de l’ordre politique plus que dans la relation entre « l’écrit et l’oral ».

Les Bidân n’avaient pas d’État centralisé et, comme le note Miské (1970 : 86), même les « émirats » subsistaient par intermittence. Leur existence culturelle n’avait pas de corrélat historique et politique centralisé, mais seulement politique et historique régional et local. Les traditions orales et écrites qu’ils ont laissées sont donc restreintes et, de manière générale, on ne leur accorde pas trop d’importance.

Avant de proposer une explication de cet état de choses, il faut préciser la situation des sociétés africaines. Dans la région méridionale du pays des Bidân se sont développées des sociétés hautement hiérarchisées et centralisées dont l’histoire ne peut, en aucun cas, continuer à être disjointe, séparée ou écartée de celle des Bidân.

Dans cette région ouest‐africaine, après le déclin de l’empire de Ghana au XIe siècle, émergea l’empire du Mali qui atteignit son expansion maximale entre le XIIIe et le XVe siècles. La décadence du Mali favorisa l’essor du royaume du Songhay d’une part, et des royaumes wolof du Jolof, du Kajoor, de Siin‐ Saluum et du Waalo, d’autre part. Le déclin de ces derniers, à la fin du XIXe siècle, fut une conséquence directe de la présence coloniale française (Searing 2007b).

La centralité des pouvoirs politiques de ces systèmes dynastiques favorisa ainsi la construction de sociétés culturellement unifiées, partageant, grâce au travail de transmission organisée des spécialistes de la tradition, des référents historiques communs.

Enfin, contrairement aux sociétés sahariennes, comme la société bidân, les sociétés sahéliennes centralisées accordaient une grande importance à la transmission orale des traditions dynastiques et des origines, dont la complexité (issue de la profondeur historique de leur existence collective) nécessitait des spécialistes « traditionnistes » qui se transmettaient de manière hautement ritualisée ces savoirs anciens.

Pourquoi, nous demanderons nous, les sociétés sahéliennes centralisées n’ont pas couché par écrit leurs longues histoires collectives ? On peut suggérer que cela est dû, probablement, au fait que l’écrit n’acquiert de l’importance qu’avec l’islamisation plus ou moins tardive de ces sociétés, et que cet écrit — en langue arabe ou en langues locales transcrites en caractères arabes — concernait de manière presque exclusive, comme dans les sociétés sahariennes, les textes savants islamiques et les savoirs musulmans en général (la poésie, la grammaire, le droit…).

En plus, probablement, d’une relation de l’histoire et de l’islam qui assèche toute idée d’histoire particulière. A contrario, on identifie une tension chez les traditionnistes entre l’islam et leur histoire.

A suivre …./

Mariella Villasante Cervello : « Les producteurs de l’histoire mauritanienne. Malheurs de l’influence coloniale dans la reconstruction du passé des sociétés sahélo-sahariennes », in Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel. Problèmes conceptuels, état des lieux et nouvelles perspectives de recherche (XVIIIeXXe siècles), M. Villasante (dir.), Vol 1, 2007 : 67-131.

6 Le Tarikh Idaw’ish wa Meshdûf a été traduit par Harry T. Norris dans son livre Saharan Myth and Saga, 1972 : 160-213 ; et les Chroniques du Fouta ont été publiées à Paris en 1913.

7 Hamidoun et Lériche, Notes sur les Trarza. Essai de géographie historique, Bulletin de l’IFAN, X, 1948 : 461-538 ; Curiosités et bibliothèques de Chinguetti, Notes Africaines, 48, 1950 : 109-112 ; et Coutumes d’autrefois en Mauritanie, Bulletin de l’IFAN, XIV-1, 1952 : 344-350.

8 Hamidoun et Descamps, Que veut dire Nouakchott, Notes Africaines, 118, 1968 : 62-64.

9 Baouba ould Mohammed Naffé, Un chantier à finir : L’encyclopédie de Mokhtar ould Hamidoun, Annuaire de l’Afrique du Nord 1999, 2002 : 321-330.



Les articles, commentaires et propos sont la propriété de leur(s) auteur(s) et n'engagent que leur avis, opinion et responsabilité



 


Toute reprise d'article ou extrait d'article devra inclure une référence www.cridem.org