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30-03-2014

05:39

Les producteurs de l'Histoire mauritanienne (7)

Adrar-Info - L’histoire totale de la Mauritanie d’après Paul Marty.

Paul Marty avait l’ambition d’écrire une « histoire totale » des Bidân et d’autres peuplades saharo‐sahéliennes voisines, il y consacra de nombreuses années et laissa des traces profondes dans l’imaginaire des auteurs modernes.

Les informations qu’il a recueillies ne sont pas toutes fausses, loin de là, elles sont simplement partisanes et ne reflètent qu’une version colonialiste et orientaliste des faits. Or, de manière encore courante, les informations de Marty sont prises sans aucune critique.

Il serait illusoire de résumer toutes les idées sur l’histoire que Marty a consignées dans plusieurs publications, je vais me contenter de synthétiser ici les points qui me semblent les plus importants.

— L’histoire antique des Bidân (L’Émirat des Trarzas, 1918)

(1) L’histoire des « Maures » commença au Xe siècle, avec l’empire des Bafour (Bafur), un « peuple noir » qui déclina et disparut sous la poussée des Sanhâja —le nom arabe des Znâga (Marty 1918 : 2‐3).

(2) Au XIe siècle, les Berbères Lamtûna dirigés par l’émir ‘Abu Bakr ibn ‘Umlar, vivant dans le Sud marocain, imposent leur domination sur les Bafur. ‘Abu Bakr était accompagné d’un shaykh faiseur de miracles, Hadrami, qui accomplit le miracle d’apprivoiser les chiens sauvages, dressés pour la guerre, des habitants Bafur de la cité de Madînat al‐kalb (La cité des chiens), ce qui permit le triomphe des Berbères sur les « Noirs » (Marty 1918 : 3‐4).

— L’histoire proche des Bidân, XIe‐XIXe siècles
(1) Pour Marty, « l’épopée almoravide marqua le début de l’histoire des Maures » ; ainsi, toutes les « tribus maraboutiques » du pays tirent de là leurs origines ethniques et religieuses. En reprenant les vues de Basset, il soutient que ces zwâya sont des Berbères marocains qui se sont rattachés aux Arabes himyarites, qurayshites ou sharifiens. Cependant, il remarque que ce sont là des « traditions forgées par les [zwâya] » qui sont contestées par les guerriers et par d’autres groupes qui reconnaissent leurs origines berbères (Marty 1918 : 5, 10‐11).

(2) L’histoire de l’émigration des Tashumsha décrite par Basset, selon al‐Yadâlî, est reprise sans trop de changements (Marty 1918 : 14‐15).

(3) À la fin du XIVe siècle eut lieu l’invasion des guerriers « hassanes ». En extrapolant de manière anachronique les données sur les « tribus guerrières » dont il disposait, Marty avance que cette invasion de « bandes arabes » n’était composée que de « quelques familles pillardes et faméliques » suivies de leurs « serviteurs qui allèrent chercher fortune au Sud » (Marty 1918 : 17).

(4) Entre le XVe et le XVIe siècles, les Banî Hassân imposent leur domination dans tout le pays des Bidân. Désormais, Marty suit au pied de la lettre les vues de al‐Yadâlî sur l’oppression des guerriers hassân et sur les pacifiques zwâya (Marty 1918 : 19‐27).

(5) Au milieu du XVIIe siècle eut lieu le deuxième grand événement de l’histoire des « Maures » : la guerre de Sharbubba. S’éloignant de la version de Basset, Marty affirme que cette guerre vit s’affronter les Berbères pacifiques contre les Arabes, « ces destructeurs invétérés » (Marty 1918 : 38).

Explicitant sa vision européocentrique, Marty évoque même une opposition entre la « nation berbère » et les « tribus des guerriers arabes » (Marty 1918 : 51). Les relations politiques entre les Bidân et les Wolof sont plus explicites et plus documentées que dans le livre de Basset mais elles se fondent surtout sur des sources bidân, les sources wolof se réduisant au texte de Yoro Jaw (Yoro Dyao), écrit en 1864 et publié par Henri Gaden12.

(6) Après le XVIIe siècle, c’est‐a‐dire « après Sharbubba, émergent les émirats maures. » En cherchant une explication « logique » à l’émergence des « émirats », Marty avance que ce fut la mise à l’écart des Berbères après Sharbubba qui « laissa le champ libre aux rivalités intestines des Hassanes. Ils allaient s’entre‐déchirer sans trêve jusqu’au dernier jour de leur indépendance politique » (Marty 1918 : 63 et sqq.).

Pour cette partie historique, qui se déroule jusqu’à la présence française dans le pays, Marty se fonde autant sur les sources orales locales que sur les sources européennes. Une importance centrale est donnée à l’autorité émirale qui, d’après Marty, est née de la première succession réussie d’un chef politique de tribu à son fils ; en l’occurrence la transmission de la chefferie émirale d’Ahmed à son fils Haddi qui devint émir des Trârza (Marty 1918 : 64).

En reprenant l’idéologie française de la royauté, Marty évoque ainsi les « princes de la maison » d’Ahmed ben Daman, les Awlâd ben Daman, la famille émirale des Trârza (Marty 1918 : 64‐66).

(7) L’occupation coloniale est la dernière phase de l’histoire des Bidân (Marty 1918 : 138‐155). L’auteur rappelle que les Français tentèrent d’établir un Protectorat (1901‐1905) et, lorsqu’il échoua, ils installèrent une administration directe (1905).

(8) Dans d’autres publications, Marty (1916, 1920‐1921, 1921b) développe l’idée que le pays des Bidân est divisé en quatre régions avec des émirats : le Trârza, le Brâkna, l’Adrâr et le Tagânet. Le Hawd est présenté comme une région soudanaise englobée dans la colonie du Haut‐Sénégal et Niger, le futur Mali. Les deux Hodh occidental et oriental furent incorporés à la colonie mauritanienne en 1946. Or, dans cette région, Marty et les autres auteurs coloniaux ne parlent pas d’émirat mais seulement de « tribus » ou de « confédérations ».

Ce choix n’est pas expliqué, mais il ne devait pas être étranger au fait qu’il était difficile d’inclure apres‐coup une nouvelle région dans « l’histoire des Maures », fondée sur les versions des érudits de la gebla, pour qui le Hawd historique faisait partie de l’empire du Mali. Dans sa reconstruction historique, fondée sur un mélange de sources locales de la gebla et de sources arabes érudites, dont Ibn Khaldûn (Histoire des Berbères, alMuqaddima), Marty transmet l’idée d’une homogénéité de l’histoire des Bidân, avec un début (les Bafur), un milieu (l’arrivée des Sanhâja puis des Arabes, Sharbubba) et une fin (l’occupation française).

Marty considère également que l’événement historique de Sharbubba, au milieu du XVIIe siècle, marque l’émergence de la tripartition sociale mais aussi raciale de la société bidân en : Arabes guerriers, Berbères religieux et tributaires de diverses origines Marty établit en effet une nette distinction raciale entre les Berbères, les « Noirs » et les Arabes, en précisant que le « sang maure » est arabe et berbère13. La suprématie de la « race blanche, berbère » sur les « Noirs » est réaffirmée dans sa description des étapes du peuplement du Hawd où, d’après lui, il n’y aurait pas eu « d’émirats » (Marty 1920‐1921, vol. III).

Dans cette perspective historiographique coloniale, qui est celle des lettrés de la gebla, Sharbubba fut aussi à la base de la suprématie des guerriers Arabes qui allaient construire les « quatre émirats maures » (Trârza, Brâkna, Tagânet et Adrâr). Précisons encore que pour Marty, la distinction des « Maures » en « classes sociales » les distingue de « l’égalité démocratique de la société arabo‐berbère de l’Afrique mineure » (Marty 1918 : 342‐343). Au sommet de la hiérarchie se trouvent les Arabes, distingués en Magfar et en Hassân ; cependant suite à la conquête coloniale ils furent décimés par les guerres et ayant perdu leur pouvoir, ils devinrent des éleveurs, des commerçants ou des méharistes.

Viennent ensuite les « marabouts14 », dits zwâya ou tolba, « d’origine berbère du Sous ou de l’Anti‐ Atlas » ; ils se consacrent à l’élevage, la prière et, grâce à leurs « captifs », aux cultures ; enfin les tributaires, dits znâga, aux origines diverses, arabe, berbère et africaine. On devient tributaire par naissance, par convention (alliance de protection) ou par prescription, lorsqu’un homme, libre ou non, subit les charges de la condition de znâga (Marty 1918 : 344‐349).

En dehors de cet ordre social de division en trois classes, Marty parle de « groupes hors‐classes » : les esclaves et les anciens esclaves, dits hrâtîn, qui, d’après lui, sont assez nombreux « malgré les interdictions de l’esclavage » (Marty 1918 : 349‐351). Viennent enfin les forgerons et les griots, qui se trouvent « au dernier échelon de la hiérarchie sociale maure ». En outre, sont cités les tiyyab ou « guerriers repentis » qui abandonnent leurs activités guerrières et leurs collectivités d’origine pour s’associer aux groupes religieux ou à un homme saint (Marty 1918 : 352‐357).

Marty prévoit que, sous l’emprise de la présence coloniale, cette « hiérarchie traditionnelle des castes finira par se fondre (…), la société maure ne se distinguera plus dans son égalité démocratique de la société arabo‐berbère de l’Afrique du Nord » (Marty 1918 : 357). L’utilisation du terme « castes » nous donne une idée plus claire du sens hérité et fixe que Marty accordait aux groupes de statut bidân ; mais il explicite aussi l’assurance qu’un jour viendra où les « Maures » deviendront des araboberbères comme les autres, comme ceux vivant en Afrique du Nord et qui étaient si bien considérés par les administrateurs français.

Disons pour conclure que la distinction en trois classes, ou « castes15 », de la société bidân ne sera remise en question par aucun auteur colonial16 et elle est encore en vogue de nos jours (avec le sens racial en moins, ou du moins non ouvertement exprimé).

La construction d’une histoire postcoloniale : héritages et renouvellements

La fin de la colonisation en Mauritanie n’a pas impliqué de ruptures conceptuelles importantes dans les manières de concevoir le passé ni dans celles de produire l’histoire. Ainsi, les héritages coloniaux restent très lourds chez les producteurs de l’histoire mauritanienne, les ruptures sont très récentes et viennent, en grande partie, de l’extérieur. Cette situation, qui est assez répandue dans les anciennes colonies françaises d’Afrique, conduit au paradoxe de voir coexister des histoires parallèles, se côtoyant sans heurts majeurs et souvent s’ignorant mutuellement.

Actuellement, on peut distinguer quatre référents d’histoire différents : l’histoire orale locale, l’histoire neo‐coloniale, l’histoire nationale en voie de construction et enfin l’histoire des universitaires. Si les thématiques de ces histoires peuvent parfois se recouper, les sources idéologiques et les desseins sous‐jacents dans la construction de chacune d’entre elles résentent des continuités et des ruptures évidentes. Les traits de continuité sont visibles, d’une part, dans l’histoire orale qui est véhiculée par les lettrés et par les bardes et « traditionnistes ».

Cependant, cette histoire orale n’est pas unifiée mais distinguée globalement en histoire savante (celle des lettrés et qui fait parfois référence à des textes) et histoire populaire (celle des bardes et des gens ordinaires). Dans les deux cas cependant, l’histoire orale constitue une référence importante du passé pour tous les Mauritaniens selon leurs milieux de référence (cultivés ou populaires, pour reprendre une distinction pratique courante). En outre, le statut historique des histoires orales n’est pas homogène.

Pour les spécialistes locaux et pour certains universitaires, elles sont considérées comme « sources » premières de l’histoire historienne. Mais d’autres universitaires peuvent les considérer plutôt comme des « discours » ou comme des « représentations » sur le passé ; c’est‐a‐dire, au sens de Bourdieu (1982 : 142‐ 145), comme des énoncés performatifs qui prétendent faire advenir ce qu’ils énoncent sur le passé et qui contribuent par là même à affirmer la réalité de ce passé. Mes propres travaux sur la relation entre parenté et politique chez les Bidân se placent dans cette perspective méthodologique et conceptuelle (Villasante‐de Beauvais 1995, 1998a, 2000d, 2003b).

L’histoire neo‐coloniale reste directement influencée par l’historiographie construite par les auteurs coloniaux tels Poulet, Basset et Marty. L’exemple paradigmatique de cette manière de faire l’histoire est l’ouvrage Contribution à l’histoire de la Mauritanie 19001934 de Geneviève Desire‐Vuillemin, publié à Dakar en 1962 et réédité en 1997 sous le titre Histoire de la Mauritanie. Des origines à l’indépendance. Certes, comme le note Raymond Taylor (2002a), cet ouvrage, qui conserve l’essentiel du contenu et de la forme dans ses deux versions, ne reflète pas l’état de recherches actuelles sur l’histoire du pays. Mais le seul fait de sa réédition en dit long sur la prégnance des idées coloniales et neo‐coloniales en France.

Cette tendance est d’ailleurs visible dans le florilège de publications de mémoires et autres biographies publiées ces dernières années qui évoquent, avec une nostalgie surprenante, « le rôle positif de la France » durant la période coloniale17. Ou, dans un autre langage, la nostalgie pour les cultures détruites par la colonisation, qui traduisent l’attrait de « l’exotique post‐colonial », marqué par la recherche du « traditionnel » et de «l’authentique », attitude qui explicite également une nostalgie honteuse des privilèges et des pouvoirs associés au colonialisme (Gregory 2004 : 10).

L’histoire nationale d’une part et l’histoire des universitaires d’autre part devraient se situer dans un champ de rupture conceptuelle vis‐a‐vis des histoires orale et neo‐coloniale ; on constate cependant que la situation est bien plus complexe. Il est impossible d’établir ici un bilan complet de la situation de ces deux histoires parallèles, cela d’autant plus qu’une telle entreprise devrait tenir compte de la fabrication des histoires des sociétés africaines mauritaniennes et que les travaux sur celles‐ci sont encore rares.

Je proposerai donc ici une présentation rapide du poids des héritages coloniaux dans la construction de l’histoire universitaire de la société bidân de Mauritanie, centrée sur les apports de trois auteurs qui ont influencé et qui influencent toujours les travaux académiques contemporains. La situation de l’histoire nationale sera évoquée rapidement dans l’épilogue.

A suivre …./

Mariella Villasante Cervello
: »Les producteurs de l’histoire mauritanienne. Malheurs de l’influence coloniale dans la reconstruction du passé des sociétés sahélo-sahariennes », in Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel. Problèmes conceptuels, état des lieux et nouvelles perspectives de recherche (XVIIIeXXe siècles), M. Villasante (dir.), Vol 1, 2007 : 67-131.

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11 Sieur de la Courbe, Premier voyage du Sieur de la Courbe à la coste d’Afrique en 1685, édité et présenté par Pierre Cultru, Paris, 1913.

12 Yoro Jaw était un aristocrate du Waalo qui vécut au milieu du XIXe siècle, il a laissé des écrits sur la société wolof, dont une partie a été publiée par Henri Gaden sous le titre : Légendes et coutumes sénégalaises, Cahiers de Yoro Dyao, in Revue d’ethnographie et de sociologie, 3-4, 1912 (Searing 1993 : 57, 202 note 34).

13 Marty 1921, Les tribus maures du Sahel et du Hodh, vol III : 10.

14 Le terme « marabout » a été inventé par les colonisateurs français, il est issu du mot arabe al-mrâbit, le maître, associé chez les Bidân à la geste almoravide et à leur retraite spirituelle dans un ribat. Le mot colonial « marabouts » désignait d’abord les « maîtres religieux », puis par extension les groupes religieux. Il acquit cependant une connotation négative et en vint à désigner surtout les « mauvais chefs religieux », ceux qui étaient classés par l’administration comme « charlatans, quémandeurs, opportunistes » [Harrison b, infra].

15 Le terme « caste » vient du portugais « casta » et servait à distinguer racialement les communautés chrétienne, juive et musulmane au Portugal médieval ; il fut repris par les voyageurs portugais du XVe siècle pour décrire les divisions sociales de l’Inde, puis les groupes de métier d’Afrique. Il passera ultérieurement au français pour désigner les « classes sociales » endogames et racialement différentes. Voir Villasante Cervello a, supra ; voir aussi Villasante Cervello 2004c, They work to eat and they eat to work. M’allemîn Craftsmen Classifications and Discourse among the Mauritanian Bidân nobility, (trad. par R. Taylor), in Berland and Rao (éds.), Customary Strangers, Praeger, Westport : 123-154.

16 Citons ici : Amilhat 1937, Beyries 1935 et 1937, Beslay 1946 et 1984, Lériche 1949 et 1952, Dubié 1953, Meunié

17 Citons ici les mémoires du Commandant Louis Frèrejean, Mauritanie 1903-1911. Mémoires de randonnées et de guerre au pays des Beidanes éditées par Désiré-Vuillemin (Paris, Karthala, 1995). Désiré-Vuillemin a également préfacé et publié des documents d’archives rédigés par Xavier Coppolani, sous le titre Mauritanie Saharienne (novembre 1903 à mai 1904) (Paris, L’Harmattan, 1999). Citons aussi les mémoires du Général Édouard Berthomé, Méhariste en Mauritanie. En colonne vers Smara 1907-1913, présentées et annotées par Jean d’Arbaumont, luimême un ancien militaire qui avait servi au Fort Gouraud, lors de l’occupation de l’Adrâr, (Paris, Karthala, 1996).

Ainsi que les Lettres de Mauritanie, 1945-1948, du Général Jean Sauzeau, qui a servi au « Groupe nomade de Chingetti », publiées par Karthala en 1999. Enfin, un autre administrateur, civil cette fois-ci, Gabriel Féral, cité par Désiré-Vuillemin, a publié ses mémoires de Commandant du Cercle de l’Assaba en 1983, sous le titre Le Tambour des sables, Éditions France-Empire, rééditées en 1995, sous le titre Ma demeure fut l’horizon, par le Centre culturel français A. de Saint-Exupéry de Nouakchott.





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