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02-04-2014

22:18

Les producteurs de l’Histoire mauritanienne (11)

Adrar Info - Épilogue : la nouvelle histoire mauritanienne en cours.

Depuis les années 1980, et de manière parallèle aux travaux des auteurs postcoloniaux, une nouvelle histoire mauritanienne, voire saharienne, est en cours de construction avec, d’une part, les travaux de l’historienne Ann McDougall (1980, 1985a, 1985b, 1986, 1990a, 1990b, 1992, 1995, 1998).

Et, d’autre part, ceux de la nouvelle génération de chercheurs de diverses nationalités, ayant différentes formations, au sein desquels je me place, et dont le dénominateur commun est la volonté de renouveler les méthodes d’enquête, les perspectives et les concepts de recherche précédents.

Probablement parce que nous sommes confrontés aux immenses lacunes de la recherche en Mauritanie, nous empruntons des méthodes aux autres disciplines : les anthropologues apprennent à travailler dans les archives coloniales et locales, et les historiens font de longs séjours de terrain

Trois traits caractérisent nos recherches actuelles. D’abord, la mise à distance des sources coloniales, leur critique interne et leur déconstruction systématique comme préalable à la construction d’hypothèses de travail et à leur prise en compte en tant que « faits » d’histoire. Deuxièmement, la mise à distance des travaux des auteurs néocoloniaux et orientalistes, dont la critique est devenue publique depuis plusieurs années.

Cette double mise à distance nous mène au renouvellement complet des paradigmes de recherche et à un choix, bien plus complexe que par le passé, de thèmes d’étude. Ces derniers concernent en particulier les relations inter‐ethniques régionales, les transformations identitaires, les formes extrêmes de dépendance, la situation des groupes subordonnés, les questions de genre et de pouvoir politique, les liens entre la religion et la politique moderne, les études comparatives des systèmes politiques régionaux, et l’histoire des diverses régions dont celle du Fleuve Sénégal.

Ainsi, d’un point de vue général, c’est la perspective transnationale, trans‐ethnique et comparative qui est privilégiée par la nouvelle génération de chercheurs(29). En Mauritanie, l’affirmation d’une identité nationale, c’est‐a‐ dire, comme le dit Hobsbawm (1992 : 139), la conscience d’appartenir à une entité politique durable, s’accompagne d’une volonté également consciente et manifeste de construire une Histoire nationale qui alimente l’identité des nouvelles générations mauritaniennes.

Deux publications récentes, les premières réalisées au pays par mes collègues mauritaniens, confirment cette nouvelle situation : Histoire de la Mauritanie (1999) et Cent ans d’histoire (2003). Cependant, si l’on considère la proposition de Hobsbawm (1990) et d’Anderson (1983), selon laquelle la construction d’une histoire nationale doit passer par la création de mythes et/ou de traditions communs mais aussi par des oublis partagés, on doit observer que la construction de cette histoire nationale affronte des difficultés pour se concrétiser.

Plusieurs raisons peuvent expliquer, du moins en partie, cet état de choses, mais elles sont toutes reliées à la coexistence de plusieurs référents d’histoire dont les termes sont confus et insuffisamment débattus. Situation qui se complexifie davantage lorsqu’on constate que deux référents de culture sont actualisés en Mauritanie : d’une part, la culture et la langue française — proche des cultures et des langues africaines — et la culture et la langue arabe.

Le premier représente un héritage colonial qui exprime bien, ici comme ailleurs en Afrique, l’importance des échanges et des métissages culturels, appropriés par une partie de l’élite intellectuelle du pays. Si le second est plus ancien comme référent culturel des érudits traditionnels, il a été réactualisé dans sa version moderne par la voie politique, c’est‐a‐ dire par le choix étatique de l’arabisation des études entreprises dans les années 1980‐1990. Néanmoins, l’émergence d’une élite à double culture n’implique pas forcément des échanges productifs entre les deux référents culturels, les « francisants » étant perçus comme plus modernes que les « Arabisants ».

La question est trop complexe pour être traitée ici, je voulais signaler simplement l’existence de cette double référence culturelle qui s’observe aussi dans le domaine académique. Cela étant posé, au‐delà de la question de la double culture, le nœud du problème méthodologique se situe dans la relation insuffisamment étayée (par les francisants et par les arabisants) entre mémoire et histoire, des concepts fondamentaux dans le domaine historique, longuement explorés par Pierre Nora (1997 : 24‐25), qui a explicité leur distance conceptuelle.

En effet : « loin d’être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et, à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations.

L'histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire une représentation du passé. Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopant, globaux et flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections.

L’histoire, parce qu’opération intellectuelle laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs l’a fait, qu’il y a autant de mémoires que de groupes ; qu’elle est, par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L’histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l’histoire ne connaît que le relatif. »


À la lumière de ces considérations, on peut avancer que les travaux d’histoire en Mauritanie privilégient l’histoire mémorielle des groupes de parenté, des groupes ethniques ou des groupes statutaires au détriment d’une analyse historique distancée et critique qui tenterait de reconstruire les faits du passé en cherchant à établir la vérité des faits. Cette perspective mémorielle est visible dans l’insistance avec laquelle la plupart des auteurs nationaux et certains auteurs étrangers tentent de souligner les « hauts faits de culture et/ou de pouvoir » des groupes locaux et régionaux.

Dans ce contexte, les histoires régionales de la gebla et de l’Adrâr occupent une place centrale et concurrente : la première étant celle qui développa les liens politiques les plus anciens avec les Européens et qui collabora plus tard à l’installation coloniale française, et la seconde étant la région qui fut choisie par les Français pour installer les bases militaires les plus importantes de la colonie après la Seconde guerre mondiale.

Cette perspective de reconstruction mémorielle et régionale contribue sans nul doute à souder des solidarités restreintes, et l’intérêt récent mais répandu pour l’écriture des histoires de telle ou telle qabîla, de telle ou telle cité ancienne, ou de telle ou telle région, par des spécialistes et non‐spécialistes illustre clairement cette tendance(30). Cela étant posé, la multiplication des publications consacrées « à la mémoire » des groupes restreints que l’on voit apparaître depuis les années 1990 peut être conçue comme des tentatives de « fixation d’une nouvelle mémoire historique » (Nora 1997 : 40). Pourtant, ces publications ne contribuent pas à la construction d’une histoire critique des diverses sociétés mauritaniennes ni à celle d’une histoire nationale (même positiviste, comme les histoires de France fabriquées à la fin du XIXe siècle, citées par Nora).

L’importance des « histoires mémorielles » peut être interprétée comme la convergence de deux manières de voir qui se sont inextricablement mêlées. D’une part, celle des Mauritaniens eux‐mêmes qui ont leurs propres mémoires de groupe à mettre en valeur comme source identitaire actuelle. D’autre part, la perspective coloniale et son héritage qui ont érigé et fixé certains « faits d’histoire » comme des canons ou des icônes que personne n’ose remettre en question en Mauritanie.

Ces faits devenus incontestés — sauf dans quelques rares thèses ou travaux universitaires — concernent le rôle fondateur des Almoravides dans l’émergence et dans l’islamisation de la société bidân, la prééminence des Bidân dans tout l’espace mauritanien contemporain, y compris la région du Fleuve Sénégal. Mais aussi le passé quasi‐étatique représenté par les quatre émirats des Bidân, l’oubli complet du passé berbère et africain dans la constitution de la société bidân, ainsi que l’oubli du passé politique centralisé et ancien des sociétés africaines du Fleuve Sénégal.

La future reconstruction historique des sociétés mauritaniennes contemporaines devra prendre des distances avec les histoires mémorielles des groupes restreints, les traces du passé seront ainsi contrôlées et analysées pour tenter de reconstituer ce qui a pu se passer, « en intégrant ces faits dans un ensemble explicatif cohérent » (Nora 2006 : 23), qui tienne compte du passé de toutes les sociétés devenues, suite à la colonisation et à la volonté de construction nationale, mauritaniennes.

A suivre …./

Mariella Villasante Cervello : »Les producteurs de l’histoire mauritanienne. Malheurs de l’influence coloniale dans la reconstruction du passé des sociétés sahélo-sahariennes », in Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel. Problèmes conceptuels, état des lieux et nouvelles perspectives de recherche (XVIIIeXXe siècles), M. Villasante (dir.), Vol 1, 2007 : 67-131.

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29 Citons ici Cleaveland 1995, Villasante 1995, Taylor 1996, Bhrane 1997, McLaughlin 1997, Lopez Bargados 2001, Freire 2003, Acloque, thèse en cours. Voir d’autres travaux de ces chercheurs dans la bibliographie.

30 Un exemple récent est la publication d’un livre concernant l’histoire de la cité caravanière de Wadân d’abord en Mauritanie, sous le titre Ouadane. Sa fondation, ses fondateurs et leurs mouvements migratoires (Nouakchott, 2003), puis en France sous le titre Ouadane, port caravanier mauritanien, ses fondateurs et leurs mouvements migratoires (Paris, L’Harmattan, 2006). De l’aveu même de l’auteur, Mohamed Lemine ould El Kettab, le livre présente l’histoire de Wadân à travers celle de ses fondateurs, les Idawalhâjj.




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