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19-04-2014

16:45

Le langage d'autorité politique et ses traductions en Mauritanie précoloniale rois, chefs et émirs dans la Gibla du XIXE siècle (2)

Adrar-Info - Des sources pour l’analyse du langage et des échanges entre les chefs guerriers et les autorités coloniales : les lettres des Archives coloniales françaises.

De telles oppositions conceptuelles caractérisaient toutes les interactions entre les autorités françaises et la population de la gibla précoloniale. Des milliers de lettres, comme celle qui vient d’être cité sont conservées dans les archives coloniales, elles incluent plusieurs centaines qui sont en version arabe, avec des traductions en français contemporain.

Ce corpus constitue un ensemble riche d’incompréhension interculturelle. Plus encore, il met en lumière l’effort continu de communication à travers un large fossé discursif. Dans leurs tentatives pour franchir ce fossé, les populations de la gibla et les autorités de Saint-Louis tentaient d’influencer, de complimenter et de persuader.

Leurs messages n’étaient pas simplement destinés à exprimer leurs idées mais également à le faire d’une manière qui pourrait faire sens à leurs interlocuteurs. Qu’une autorité française comme Reverdit reste ferme dans sa défense de la succession dynastique des Brâkna pendant l’été 1848, à une époque où les décombres des barricades jonchaient les rues de Paris, suggère autre chose qu’un simple cynisme.

Le Directeur des Affaires étrangères croyait lui-même traiter avec des monarques féodaux et agissait conformément à cette idée. Il remplissait le fossé de son incompréhension de la politique de la gibla en l’alimentant par sa propre connaissance de l’histoire monarchique de l’histoire européenne. Les chefs de la gibla faisaient de même, s’adressant en retour aux autorités françaises comme à des chefs de guerre affiliés, ou à des subordonnés indisciplinés. Les communications qui circulaient de part et d’autre de Saint-Louis à la gibla témoignent d’un flux continuel de traductions, d’interprétations et de méprises.

D’un autre côté, ceux qui communiquaient cherchaient à introduire des conceptions subtiles sur l’autorité, le pouvoir et la légitimité de manière à être en accord avec les conceptions supposées de leurs interlocuteurs, qui, le plus souvent ne leur étaient qu’imparfaitement connues. De ce flux d’interprétation et de déformation de sens, de communication et d’incommunication, émergea bien tôt un discours commun, une lingua franca qui évolua au cours du temps en changeant les perceptions et les intérêts des deux côtés.

Cette lingua franca était aussi ancienne que le commerce de la gomme et elle continua à se développer au cours du XIXe siècle. Au bout de quelques décennies il y eut des changements perceptibles dans la manière dont les deux côtés discutaient des affaires d’autorité. La terminologie se stabilisa. Des traductions standard émergèrent pour des formules communes. Des demandes fréquentes, des aides et des menaces s’articulèrent avec une plus grande consistance.

Cependant, comme tout autre lingua franca, ces discours conjoints reflétaient moins les discours internes des deux côtés qu’une accumulation de compromis négociés au cours du temps.

Analyse des discours politiques des chefs guerriers, dits émirs ou Rois, qui participaient dans le commerce de la gomme arabique

Au cours du XIXe siècle, ce discours fut influencé par plusieurs tendances historiques. Tout d’abord, le pouvoir croissant du commerce atlantique dans l’économie de la gibla augmenta considérablement l’influence de Saint-Louis jusqu’un degré inégal, comme l’avait fait l’avènement de l’impérialisme français dans la vallée du Fleuve Sénégal.

Des chefs hassân, comme Muhammad al-Rajil, qui étaient en concurrence pour contrôler le commerce des escales dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avaient plus des raisons que leurs prédécesseurs à être concernés par les nuances des représentations françaises sur l’ordre politique de la gibla.

Deuxièmement, la désintégration politique de groupes guerriers dominants dans le Trârza et le Brâkna, bouleversaient les solidarités héritées et déstabilisaient les idéologies de l’autorité politique qui s’enracinaient dans des conceptions collectives de l’honneur, du pouvoir et de la responsabilité. Alors que les habitants de la gibla cherchaient à construire — d’une manière compréhensible pour leurs partenaires commerciaux, alliés ou ennemis de Saint-Louis —, des idées qui étaient elles-mêmes contestées et changeantes au sein de la gibla, ils créèrent des nouvelles expressions, des nouveaux moyens de formuler les relations entre pouvoir et autorité, ainsi que des néologismes qui s’ajoutèrent au lexique de l’ordre social.

Ce travail, en retour, put être utilisé de manière interne. Dans un mouvement réflexif, le discours conjoint qui émergeait des contacts entre les habitants de la gibla et les étrangers alimenta un changement du discours au sein de la gibla elle-même. Cette étude s’intéressera aux discours des chefs guerriers comme Muhammad al-Rajil et Ahmaddu, qui collectaient les droits sur le commerce de la gomme. Les Européens les désignaient par des titres comme « Roi des Braknas » et « Roi des Trarzas ».

Dans l’historiographie moderne de la Mauritanie, ils sont des « émirs ». Une tradition érudite datant de l’époque coloniale les a placés au centre des « proto-États » (ou émirats) et les doté de fonctions précises et de pouvoirs qui s’étendaient bien au-delà des escales pour envelopper toute la vie régionale de la gibla. Cependant, lorsque nous considérons ces chefs politiques dans un contexte historique particulier, nous ne voyons pas tant la précision de leurs fonctions que l’ambiguïté de celles-ci.

Le pouvoir émiral apparaît comme fluide, évoluant constamment, à mesure que l’ordre politique évoluait à partir du XVIIe siècle, lorsque les émirs du Trârza commencèrent à collecter les coutumes sur la côte, à travers la soumission à l’autorité coloniale française à partir du début du XXe siècle.

Des changements historiques comme l’arrivée de l’hégémonie des guerriers issus des Banû Hassân (d’où vient le terme statutaire hassân), le renversement de la balance du pouvoir entre les populations nomades et sédentaires, et les métamorphoses multiples des identités tribales et ethniques, tout ceci affecta le pouvoir émiral, augmentant ou diminuant son champ d’action. C’est le rôle des guerriers hassân au sein du commerce européen qui définit le plus clairement ces chefs politiques dits émirs.

Dès le premier temps du commerce de la gomme, un régime très élaboré de formalités et des pratiques symboliques permit de distinguer la personne du Roi des autres chefs aux yeux des Européens et de leurs partisans. Les émirs comme Muhammad al-Rajil exerçaient une autorité définie, au moins en partie, dans la lingua franca du commerce. Que leur pouvoir politique réel croisse ou diminue, le régime des escales leur fournissait les constantes symboliques qui donnaient à l’autorité émirale une aura de continuité.

Dans les pages qui suivent, nous nous intéresseront aux relations entre l’autorité émirale et d’autres formes d’autorité dans la société de la gibla, notamment celle du chef tribal ou shaykh. Nous examinerons également le changement des représentations des autorités émirales qui apparurent dans les textes que la population de la gibla adressaient aux autorités françaises du Sénégal.

La conception collective de l’autorité que Muhammad al-Rajil revendiquait était seulement une conception parmi d’autres présentes dans de tels textes. De fait, dans les décennies qui suivirent, l’évolution rapide de l’ordre politique de la gibla produisit des nouvelles et contradictoires formulations [1].

A suivre…/

Dr Raymond M. Taylor[1]


Saint Xavier University, Chicago (États-Unis) .Traduit de l’Anglais par Christophe de Beauvais .Publié dans : Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, sous la direction de Mariella Villasante Cervello, Paris, L’Harmattan : 205-236.

[1] Dans cet article, j’ai choisi de concentrer ma discussion du pouvoir émiral dans les régions de la gibla, du Trârza et du Brâkna. Je n’ai pas la place ici d’ouvrir la discussion sur les structures qui se développèrent ailleurs en Mauritanie précoloniale. La question des quatre émirats a été au coeur de l’historiographie depuis Paul Marty [voir Villasante Cervello, supra]. D’une manière générale, les chercheurs ont traité l’émirat de la gibla comme quasiment identique à ceux des régions de l’Adrâr et du Tagânt, au Nord.

Depuis les années 1970, la question des ressemblances et des différences entre ces institutions politiques est devenue partie d’un plus large débat sur l’influence du commerce atlantique sur l’ordre précolonial. C.C. Stewart (1973a, 1973b) a signalé l’importance des revenus du commerce de la gomme dans la mise en place d’un mode de pouvoir émiral distinct.

Pour d’autres, comme Abdel Wedoud ould Cheikh (1985) et Pierre Bonte (1998), la présence de territoires émiraux ostensiblement identiques, où le commerce européen était peu développé, les a conduit à minimiser l’influence du commerce atlantique. J’ai discuté longuement ces points ailleurs (Taylor 1996).

Sans vouloir rouvrir le dossier, je pressens qu’un progrès important viendra d’une analyse de l’ordre politique de la gibla qui prenne en compte les spécificités de cette région par rapport à celles de l’intérieur. De fait, la proximité du commerce atlantique n’est pas le seul facteur distinctif de la gibla.

L’influence prégnante de la vallée du Sénégal, en créant une mosaïque de rapports humains d’une extrême complexité, autant qu’un ordre social tissant des motifs divers entre individus soumis aux divisions du langage, de ethnicité et des statuts, contribua puissamment à cette spécificité de la gibla.


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