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05-05-2014

05:39

Mémoire nationale Mauritanienne : Guerre civile et conquête coloniale au Sénégal.(3)…

Adrar-Info - …La fin de la monarchie et l’essor de l’islam au Kajoor, 1859-1890. Le jihâd de Màbba Jaxu et son impact sur les royaumes wolof De tous les conflits religieux du XIXe siècle, le jihâd de Màbba Jaxu eut l’impact le plus direct sur les royaumes wolof.

C’est ainsi que Màbba figure de manière forte dans les mémoires historiques wolof et dans les débats sur la guerre sainte. Le principal but de Màbba concernait les Sereer, mais son conflit avec les Français mit en avant la question de savoir si les musulmans devaient ou non combattre le régime colonial.

Les relations entre Màbba et les États wolof est basé sur ses liens avec le Lat Joor et avec la famille de Amadou Bamba [chef du mouvement mouride]. Màbba apporta le jihâd déclenché au nom de l’islam jusqu’aux frontières wolof les plus importantes, exacerbant les divisions qui avaient été mises à nu durant l’insurrection de 1859.

Trois futurs rois Wolof, Lat Joor, Tanor Ngogne et Alburi Njaay combattirent avec Màbba au cours des années 1860. Les débats et les discussions autour des jihâd qu’il avait organisés furent importants à cette époque et aidèrent à définir l’attitude d’une génération vis-à-vis du jihâd.

Suivant les traditions préservées par les bardes Wolof la décision d’émigrer au Siin et Saalum fut prise par Demba War Sall. Màbba doutait de la sagesse d’accueillir Lat Joor parce qu’il recherchait un « royaume mondial » (nguurug àdduna). Màbba décida néanmoins de l’accueillir uniquement s’il se convertissait à l’islam, se rasait la tête, et s’il se présentait dépouillé de ses tresses devant lui comme un signe de soumission. Lorsque Demba War présenta ces conditions à Lat Joor, il voulut refuser en affirmant qu’il ne pouvait pas abandonner son « caractère » [sa dignité] (jikko).

Demba War
lui dit de ne pas s’inquiéter car cette conversion serait comme se couper les cheveux, lorsqu’ils repousseraient, personne ne serait capable de savoir si un jour ils avaient été coupés (Dieng 1990 : 394). L’alliance entre l’aristocratie wolof et Màbba était une alliance de circonstance, mais elle était bien plus qu’un geste vide. Le futur roi wolof qui combattait pour l’islam pensait que cette obligation le ramènerait au pouvoir ; la survie de l’aristocratie était en jeu.

Les traditions épiques expriment un jugement commun sur la « conversion » de Lat Joor à l’islam[1]. L’alliance fut politique. Les exilés du Kajoor pensaient que leur adhésion à l’islam renforcerait leur affirmation au pouvoir lorsqu’ils retourneraient chez eux. L’opportunisme politique de l’adhésion de Lat Joor à l’islam était réel, cependant il conserva son engagement religieux toute sa vie.

Le compromis qui avait permis aux exilés de se soumettre à Màbba fut le travail de Demba War Sall. Il dit : « Acceptons [l’autorité spirituelle et militaire de Màbba] mais lorsque nous retournerons [au Kajoor] nous ferons comme bon nous semblera. » L’accord permit aux exilés du Kajoor de vivre dans une relative indépendance des forces militaires de Màbba et de conserver leurs propres chefs de guerre[2]. Dans ses relations avec Màbba, Demba ne perdit jamais de vue sa loyauté envers le Kajoor.

Dans la bataille cruciale contre Siin, au cours de laquelle Màbba fut tué, Demba War Sall ordonna aux exilés du Kajoor de rester en arrière et de préserver leurs forces. Alors que la bataille était perdue et que Màbba se préparait au martyr, Demba rappela au Lat Joor son devoir vis-à-vis du Kajoor et ordonna à ses frères Sangone et Bunama de le retirer du champ de bataille (Diop 1966 : 517, 520-521[3]).

Les controverses autour du jihâd de Màbba au Kajoor et au Bawol

Bien que la mémoire de Màbba soit célébrée aujourd’hui et que les historiens aient été enclins à célébrer également les jihâd du XIXe siècle, il est important de rappeler les controverses qui entourèrent le jihâd de Màbba au Kajoor et au Bawol. Les sources contemporaines fournissent des portraits contradictoires sur le jihâd de Màbba et de son impact sur la Sénégambie.

Les officiels Français montraient quelque sympathie vis-à-vis du jihâd, convaincus que Màbba et le parti musulman seraient favorables à l’expansion du commerce et contribueraient à la destruction des ceddo et de l’ancien régime monarchique. En 1864, lorsque Màbba faisait ses préparatifs pour envahir le Siin, un officier Français de Kaolack raconta avec espoir :

« Des bonnes relations seront rapidement établies entre les partisans de Màbba et nos commerçants, qui lui sont favorables dans leur grande majorité car ils ont eu assez des ceddo.[4] » Cet optimisme était basé sur la croyance que la culture des arachides et du mil se développerait rapidement sous l’influence de l’islam. Même lorsque l’étendu des ambitions militaires de Màbba devinrent évidentes, les Français furent enclins à le laisser accomplir « la part utile de sa mission, la destruction des ceddo, de Siin et Saalum » puis de discuter avec lui plus tard[5].

Cette attitude favorable vis-à-vis de Màbba reflétait les représentations françaises sur la société wolof comme divisée en musulmans paisibles et industrieux et les ceddo brutaux et pillards [une distinction semblable fut établie en Mauritanie, voir Villasante Cervello, Producteurs, supra].

Cependant, cette simple division entre musulmans et ceddo ne permettait pas de décrire les profondes divisions factionnelles crées par l’intervention française au Kajoor. La guerre civile engendra une nouvelle constellation de factions et d’alliances qui ressemblaient des aristocrates et des musulmans. Les rapports des services français montrent la manière dont ces nouvelles alliances échappèrent à une dichotomie simpliste entre musulmans et ceddo :

« Selon des nombreux rapports, Lat Joor a fait épouser la lingeer Debo à Màbba, en même temps, lui et son kangam [commandants militaires], y compris Maye Sambaye [Meysa Mbaay[6]] sont devenus des marabouts.[7] »

Le mariage de Màbba à la lingeer Debbo, comme la conversion de Lat Joor et de ses ceddo à l’islam forgea une nouvelle alliance politique. Au même moment, de nombreux musulmans étaient ouvertement critiques vis-à-vis du jihâd. Ainsi, un notable musulman du Kajoor racontait aux Français :

« Màbba fait seulement la guerre à cause de son ambition, pour se saisir du pays, des esclaves, des troupeaux et d’argent. Il n’y a pas un seul musulman dans son armée qui soit éduquée ou inspirée par un véritable sentiment religieux. Ils rêvent tous de pillage.[8] »

Le jugement le plus critique que les Européens faisaient à l’encontre de Màbba c’était qu’il avait détruit l’économie du Saluum et de la vallée du Fleuve Gambie. Lorsque les Français demandèrent l’aide des Anglais pour soumettre Màbba en 1864, ces derniers furent enclins à accepter.

Un agent britannique affirma que le jihâd de Màbba détruisait le commerce de la Gambie, mais ajoutait que ceci était une considération secondaire « en comparaison avec les ravages qu’ils ont commis en détruisant les villages et le villes pacifiques, en assassinants des habitants mâles, et en prenant les femmes et les enfants en esclavage.[9] » Après plusieurs années de guerre, la désolation régnait dans ces régions où l’agriculture avait progressé depuis longtemps. Dans quelques régions, des parents désespérés offraient « leurs enfants pour le prix d’une moitié de sac de riz ». Et, dans plusieurs villes, les gens mouraient de faim[10].

Les chefs musulmans dans les États wolof étaient divisés sur les jugements qu’ils portaient au jihâd de Màbba. Des traces de ces désaccords se retrouvent encore aujourd’hui. Ces souvenirs fournissent des indications importantes sur la signification du jihâd ; le meilleur exemple est l’attitude des érudits mourides. Suivant ces derniers, Màbba recrutait des partisans pour son jihâd des villes de Saalum, de Bawol et du Jolof.
Ses tentatives de recrutement au Bawol amenèrent le père d’Amadou Bamba, Momar Anta Sali, à sa cour avec d’autres membres de sa famille. Le recrutement était organisé sur le modèle islamique de la hijra[11] conçu par Al-Hâjj Umar Tall pour soutenir le jihâd de Umar dans la vallée du Fleuve Niger. Màbba était un disciple de Al-Hâjj Umar et shaykh de la confrérie tijâniyya. Son but était d’organiser une hijra pour soutenir son propre mouvement.

La hijra en question consistait en un appel aux musulmans pour quitter le territoire où ils ne pouvaient pas pratiquer leur religion en paix et liberté, et de s’engager dans le jihâd pour protéger le véritable État musulman. Dans la pensée de Al-Hâjj Umar, la hijra et le jihâd étaient reliés[12]. Màbba appela sa capitale Nioro, imitant ainsi Umar.

La plupart de ses partisans étaient Wolof et Fulbé (Tukolor) de Saalum, qui étaient opposés à la manière dont la monarchie du Saalum faisait des compromis avec le « pouvoir de l’esprit » des Sereer non musulmans. Cette base locale pour la révolution était étayée par le recrutement actif des « volontaires » Wolof et Fulbe du Bawol et du Jolof.

La plupart des membres de la famille d’Amadou Bamba furent pris contre leur volonté dans le jihâd de Màbba. L’un des grands-pères d’Amadou mourut durant l’émigration, bien que les récits diffèrent sur la question de savoir si ce décès était dû à son grand âge et à ses problèmes de santé, ou s’il fût tué. Le récit de Bachir Mbacké se concentra sur la manière dont Màbba recrutait ses partisans pour le jihâd.

Il « ordonnait à tous les musulmans en général et aux ‘ulemâ (érudits) en particulier d’émigrer à Saalum. » Peut-être fit-il cela pour « les sauver de la vengeance des ceddo » ; néanmoins ces ordres « étaient désapprouvés par certains » qui vivaient en paix avec les gouvernants.

« Ainsi émigrèrent-ils tous au Saloum, à l’exception de ceux qui furent incapables de effectuer le voyage. Laissant ces dernières seuls, le chef religieux contraignit leurs familles à gagner le Saloum. Ce fut là un des actes que certains lui reprochèrent. Il fut néanmoins excusable de beaucoup d’erreurs commises à cause de sa politique maladroite, sa précipitation, son refus de consultation, motivés par sa volonté de restaurer l’islam et de protéger les musulmans.[13] »

Ce sont des éloges bien légers pour un homme qui avait été révéré comme un croisé et comme un chef de la résistance durant la conquête du Sénégal[14]. Le même passage critique le manque de « véritables valeurs religieuses » dans le cercle intime de confidents de Màbba. Il conclut ensuite :

« Il est d’ailleurs parvenu à ma connaissance un fait qui expliquerait les erreurs de Màbba. Cet homme n’était pas un savant, n’avait pas de connaissances approfondies en matière de droit, et n’avait aucune expérience politique.[15] » (Mbacké 1980 : 580).

En conclusion, la même source indique que le vrai souhait d’allâh était de pardonner ses fautes et de le récompenser pour ses efforts dans sa tentative de revitaliser l’islam.

La même attitude vis-à-vis de Màbba me fut confirmée dans des entretiens avec des érudits mourides, à Darou-Mousty, un village situé à l’Est du Kajoor. Serigne M’Baye Guèye Sylla, lorsqu’on lui demandait ce qu’il pensait de l’attitude d’Amadou Bamba vis-à-vis des jihâd qui s’étaient déroulé au cours de sa vie, commença par me rappeler que le père d’Amadou Bamba fut amené à la cour de Màbba, à Saalum, parce que Màbba voulait gouverner selon l’islam mais « il n’était pas éduqué ».
Ainsi, il s’attacha les services de Momar Anta Sali comme juge, à l’instar de Lat Joor après lui. Mon interlocuteur se référa ensuite à la qasida (en arabe « poème ») qui expliquait pourquoi Amadou Bamba avait refusé de servir comme juge à la cour après la mort de son père. Il aurait été honteux d’être vu par des anges à la cour d’un « roi du monde » (roi temporel).

Finalement, Sylla affirma : « Pour lui il ne restait qu’un seul jihâd, la bataille avec l’âme (littéralement le nez ou le souffle), jihâd al-nafsi.[16] » [En wolof : Pur mom benn jihad moo desoon, mooy xeex ak sa bakkan]. Il poursuivit ensuite sur cette idée en soutenant qu’en fait, il n’y avait qu’un seul jihâd [ci batin, dans le sens soufi de « vérité intérieure »]. L’âge du jihâd de l’épée [en wolof : jihad jaasi] était terminé. Le jihâd de l’âme était le seul reconnu par les mourides. Cette doctrine était reliée au refus d’Amadou Bamba de s’associer avec les rois du monde. Il s’agissait en effet de deux faces de la même pièce.

Un autre érudit Mouride, Serigne Bassirou Anta Niang Mbacké exprimait la même idée de manière plus complexe. Son enseignement illustrait la manière dont la pensée soufie imprégnait la tradition mouride. Notre discussion sur le jihâd eut lieu à la suite de notre entretien principal devant ses élèves.

Quand il fut demandé ce que Sëriñ Tuuba (Amadou Bamba) pensait sur les jihâd qui s’étaient déroulés au cours de sa vie, il commença par dire que Màbba voulait établir l’islam (taxawaal) à travers tout le Sénégal. Il devait donc rassembler des armes et appeler les musulmans à rejoindre son combat. Il déclara un jihâd (jiyaar) contre les non croyants (yéeféer), dans ce cas les Sereer, et au cours de sa guerre il tua des nombreux incroyants et de nombreux Européens. Ensuite Serigne Bassirou commença à traiter la question des pensées d’Amadou Bamba à propos du jihâd. Il expliqua les enseignements de Bamba de la manière suivante :

« Màbba pensait qu’à travers allâh il était guidé dans la bonne direction, mais ce n’était pas seulement à travers allâh. Il avait des esclaves possédés par des personnes libres, des esclaves que les maîtres avaient achetés, et qui vinrent avec eux, et qu’ils apportèrent avec eux dans la guerre, et c’est à cause de ces esclaves qu’allâh l’aida à obtenir la victoire, à cause de leur travail. [17]»

La référence aux esclaves de Serigne Bassirou contient un certain paradoxe. Il expliqua plus tard que leur présence au cours du jihâd fut la conséquence d’une erreur faite par leurs maîtres[18]. Cependant, il soutenait que c’étaient les exploits des esclaves et le fait qu’ils avaient conquis leur liberté, qui avait rendu la victoire possible.

Après cette apparente digression, il fit la liste des raisons pour lesquelles le jihâd de Màbba était juste ; raisons partagées par Amadou Bamba : « La guerre était juste, parce que Màbba ne se battait pas parce qu’il voulait être riche, ou qu’il voulait des esclaves, il se battait seulement pour allâh. » Il continua : « Allâh seul causa la guerre. » (Yalla rekk moo taxoon). Il souligna également sa légalité : « Il la fit suivant la loi. » (Def na ko ci yoon)[19].

Serigne Bassirou s’arrêta un instant à ce point. Il avait établi la pureté légale du jihâd, qui remplissait les conditions requises par la loi islamique ; cette pause fut interrompue par le murmure d’un de ses étudiants qui se demandaient s’il avait vraiment compris ce qui venait d’être dit.

Serigne Bassirou réaffirma avec encore plus de vigueur l’accord d’Amadou Bamba pour le jihâd, faisant une nouvelle allusion à l’erreur d’avoir emmené des esclaves à la guerre, et les conséquences de cet acte. Mais après il changea abruptement et demanda : « Est-ce que Sëriñ Tuuba (Amadou Bamba) était réellement en accord dans ses propres pensées ? Non ! » :

« Il dit que [l’âge du] jihâd est terminé parce qu’aujourd’hui le jihâd signifie (…) parce qu’aujourd’hui le jihâd qui reste est le jihâd de l’âme. Le jihâd de l’âme signifie abandonner ce que allâh a interdit, et faire ce que allâh a recommandé (…) C’est le jihâd le plus grand et le plus difficile.[20] »
À ce moment, il me regarda pour voir si j’avais bien compris et se mis à rire. Après réflexion, il devint clair que Serigne Bassirou avait donné une leçon sur différents niveaux de vérité. D’un point de vue légal, le jihâd de Màbba était juste parce qu’il remplissait les conditions imposées par la loi islamique.

L’erreur faite par l’enrôlement des esclaves dans la guerre, devint paradoxalement l’une des raisons par lesquelles allâh aida le jihâd. Il devint ainsi un moyen pour les esclaves d’obtenir leur liberté. Mais tout cela se réfère seulement à la partie externe ou un niveau légal de la réalité, le niveau du zahir dans la pensée soufie ; à un niveau caché, plus ésotérique (batin dans la pensée soufie), le jihâd de Màbba ne pouvait être soutenu parce que l’époque du jihâd était finie.



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