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13-05-2014

10:21

Mémoire nationale Mauritanienne : Guerre civile et conquête coloniale au Sénégal.(9)

Adrar-Info - ….La fin de la monarchie et l’essor de l’islam au Kajoor, 1859-1890.

L’installation d’un gouvernement colonial au Kajoor centré sur l’économie arachidière, le chemin de fer et le commerce. Néanmoins, la transition à un gouvernement colonial ne peut être que difficilement considérée comme une conquête. Les batailles entre Kajoor et les Français se déroulèrent entre 1861 et 1871.

Le gouvernement colonial n’apparut pas du canon de fusil, mais de la fumée du chemin de fer. Les tentatives de Demba War de préserver quelques aspects de la monarchie reçurent un appui politique de puissants marchands métis à Saint Louis.

L’alliance entre les marchands de Saint-Louis et la cour de Kajoor débuta en 1870, elle était fondée sur l’intérêt mutuel des deux partis dans le commerce d’exportation des arachides. Entre 1885 et 1886, deux nouveaux journaux furent fondés : Le réveil du Sénégal, et Le Petit Sénégalais. Ces journaux reflétaient l’opinion de l’élite marchande de Saint-Louis, définie en particulier par Gaspard Devès et Jean-Jacques Crespin.

Les politiciens métis étaient déterminés à défendre leurs propres intérêts contre les grandes firmes commerciales de Bordeaux et d’empêcher la répétition de pertes commerciales qui avaient eu lieu lorsque les Français avaient pris le contrôle du commerce de la gomme entre 1840 et 1850[1].

Ils avaient développé des relations privilégiées avec le Kajoor durant le règne de Lat Joor et étaient déterminés à les maintenir. Lorsque les Français tuèrent Samba Lawbé en 1886, il y eut d’amères protestations. À Saint-Louis, cette mort fut décrite comme une « exécution » :

« Au Cayor la politique du Gouverneur n’a pas de nom (…) Cette politique a empêché le commerce dans la région et a sérieusement compromis ses intérêts ajoutant à la crise actuelle une nouvelle dimension (…) Est-ce que le Cayor, placé sous notre protection, sera mieux administré et produira autant que par le passé ? Nous l’espérons de tout notre cœur, mais quant nous voyons l’état matériel et la misère spirituelle qui a caractérisé le Waalo depuis notre annexion (…) nous pouvons seulement douter du futur du Cayor.[2] »

Demba War Sall, esclave royal et nouveau chef pragmatique du Kajoor

Avec la mort de Samba Lawbé, la communauté marchande embrassa le parti de Demba War Sall comme la meilleure chose après la monarchie[3]. Demba War maintenait des bonnes relations avec les commerçants Français et Africains de Saint-Louis dont il cultivait les relations politiques. Cela était facilité par son mariage avec la famille Descemet de Saint-Louis, très importante du point de vue politique, et qui disposait des bonnes connexions commerciales[4].

Les relations de Demba War avec l’élite politique et commerciale de Saint-Louis étaient étendues, il traitait directement avec des entreprises marchandes comme Devès et Chaumet, et avec des hommes politiques comme François Carpot et Durand Valentin, dont il soutenait les intérêts commerciaux en échange de leur crédit et de leur aide politique[5].

Demba War devint le chef supérieur de la Fédération de Kajoor groupant six provinces sous son gouvernement, celui de ses frères et de ses plus proches alliés. Le Protectorat de Kajoor en 1886 était le premier exercice réussi de construction d’un État dans le Sénégal rural. Le Protectorat était une solution improvisée à un problème spécifique.

Depuis des décennies, les Français avaient vilipendé les ceddo. Faidherbe avait décrit le Kajoor dominé par ces derniers comme un pays affligé « par la violence sans foi ni loi d’une horde de brutes avinées. » (Ba 1976 : 241). La violence des ceddo contrastait avec l’industrie de la population musulmane.

Après 1886, l’attitude française évolua parce qu’ils cherchaient à présent un moyen de traduire le pouvoir militaire en une autorité effective. Avec l’abolition de la monarchie, Demba War gouverna en se présentant lui-même comme le successeur de la dynastie Geej. En apportant la paix, il obtint l’allégeance des jaambuur [hommes libres et notables].

Demba War préserva également l’organisation musulmane de la justice qui avait été crée par Lat Joor, bien qu’il eût à remplacer certains juges par certains hommes de son choix[6]. Il s’agissait d’une claire indication qu’il n’existait pas de conflit inévitable entre chefs musulmans et ceddo.

Demba War Sall et ses alliés ceddo réussirent à s’adapter à la nouvelle demande issue de l’économie agricole. La remarque la plus courante dans les dossiers administratifs sur les chefs du Kajoor au cours de dix ans de Protectorat, était qu’ils passaient plus du temps à cultiver qu’à administrer[7]. L’évolution économique fut facilitée par l’attitude des Wolof vis-à-vis de la terre et de l’agriculture.

L’agriculture était considérée comme un métier noble et était la seule forme de travail manuel qui pouvait être fait par des membres de la noblesse et par leurs clients guerriers sans honte et sans perte de statut[8]. Néanmoins, il est clair que Demba War Sall et ses chefs ne travaillaient pas eux-mêmes la terre, ils mobilisaient leurs clients et leurs esclaves et développèrent ainsi une forme d’agriculture de grands domaines.

Les chefs ceddo developpèrent leur richesse à partir de leur capacité à mobiliser et à contrôler le travail, une capacité renforcée par leur pouvoir politique. L’argent des récoltes était bien plus important pour eux que le salaire et les versements payés par les Français. La plus grande menace qui devait affronter ce système était l’hostilité française vis-à-vis de l’esclavage.

Politiquement, le succès le plus étonnant de Demba War Sall fut sa capacité à apparaître comme le maître incontesté du Kajoor au cours de la première décennie et demie du gouvernement colonial, et puis à transmettre la majeure partie de son pouvoir à ses successeurs. L’économie reprit son essor graduellement après la chute de production qui avait suivi les années d’instabilité politique entre 1883 et 1886. Demba War Sall devint le conseiller Africain le plus influent des Français. Il fournissait des troupes et des renseignements au cours des campagnes contre le Bawol et le Jolof, et influença les choix français pour les chefs de ces deux régimes de Protectorat[9].

Au Kajoor, son autorité n’était pas remise en cause. Une série de Commandants Français tentèrent d’introduirent des réformes, mais ils ne réussirent pas à cause de l’accès direct de Demba War aux strates supérieures de l’administration et des hommes politiques de Saint-Louis[10]. Dans les années 1890, les Français présentaient Demba War comme le chef le plus riche et le plus puissant du Sénégal, bien qu’ils le considérassent également comme un anachronisme, une figure du passé, de l’époque des dammel. À sa mort, en 1902, une période d’histoire du Kajoor prit fin, mais pas la « dynastie Sall » (Searing 1985 : 152-158).

Une dernière question doit être posée. Est-ce que le fait que Demba War Sall était un esclave royal avait de l’importance ? Pour la plupart des Wolof cela ne faisait aucune différence. Les seules plaintes à l’encontre de Demba War et de ses alliés provenaient des garmi [nobles, aristocrates] qui protestaient du fait que les Français avaient attribué le pouvoir à leurs esclaves. Cependant, la plupart des Wolof considérait l’élite ceddo comme un sous-groupe de l’aristocratie mais non comme des « esclaves[11] ». Cette tendance à « effacer » de la mémoire les origines serviles se poursuivit.

Au cours du centenaire de la mort de Lat Joor, les descendants de Demba War Sall protestèrent vigoureusement lorsque les historiens se référaient à leur ancêtre en tant que « esclave royal ». En défense de leur position, ils racontaient l’histoire des origines de la famille Sall. Ils affirmaient ainsi que le premier Sall était un homme libre et noble qui avait volontairement servi l’ancien roi Wolof Latsukaabe Faal (monté au trône à la fin du XVIIe siècle). Il devint un esclave royal à cause de la duplicité du roi qui lui donna une esclave comme épouse[12]. Ainsi, pour les descendants de Demba War Sall, la servilité était davantage une « donnée technique » qu’une réalité [généalogique], et ceci dès le début.

Dans un sens, cependant, cette question importe. La capacité de Demba War de faire des concessions aux Français était facilitée par son statut. Certes, Lat Joor et Samba Lawbé Faal avaient bien vu la nécessité d’un accord avec les Français, mais ils n’avaient jamais été capables de le concrétiser. Le code aristocratique de l’honneur, qui était répété sans cesse par les bardes, rendait extrêmement difficile aux garmi d’abandonner du territoire ou de renoncer à la guerre. Or, les esclaves royaux, qui avaient dirigée la maisonnée royale, la cour et l’armée, pouvaient adopter plus facilement une attitude pragmatique vis-à-vis des attentes du gouvernement colonial. De leur point de vue, les Français remplaçaient le roi et eux-mêmes pouvaient continuer à s’occuper de leurs affaires comme auparavant.

A suivre…/ James F. Searing University of Illinois at Chicago . Traduit de l’Anglais par Christophe de Beauvais. Publié dans Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel. Sous la direction de Mariella Villasante Cervello, Paris, L’Harmattan, 2007, vol. I : 391-438.

Articles précedents : http://adrar-info.net/?p=24591; http://adrar-info.net/?p=24608; http://adrar-info.net/?p=24628;http://adrar-info.net/?p=24647; http://adrar-info.net/?p=24656: http://adrar-info.net/?p=24693; http://adrar-info.net/?p=24719; http://adrar-info.net/?p=24726


[1] Voir Ganier 1975, et Moustapha Sarr, Louga et sa région. Essai d’intégration des rapports ville-campagne dans la problématique du développement, Dakar 1973 : 58-63.

[2] Voir Le Petit Sénégalais, du 14 octobre 1886 ; et Le Réveil du Sénégal, du 10 octobre et du 14 novembre 1886. Le Réveil du 10 octobre décrit la mort de Samba Lawbé comme une exécution. [Traduit de l’Anglais, ndt]. Le rôle de Devès et Crespin est discuté dans le livre de Robert July, The Origins of Modern African Thought, New York, 1968 : 242-247.

[3] Gaspard Devès s’opposait à cette politique dans l’espoir que Lat Joor soit restauré. Lat Joor avait une dette importante avec lui. Voir Le Réveil du Sénégal, du 10 octobre et du 14 novembre 1886.

[4] Sur la famille Descemet voir Ba 1976 : 377-378. Demba War Sall avait épousé Khady Diop, qui était une parente de la famille Descemet. Elle est mentionnée fréquemment dans les dossiers administratifs qui traitent des relations entre Demba War et les Français, voir ans 13G 50, Dossier Demba War.

[5] Sur les liens entre Demba War avec les marchands Carpot et Valentin, voir Archives des Cercles, Saint-Louis (ac) 2D 14-4, Cercle de Cayor, Correspondance, 1902 : Cdt. Vienne à Directeur des affaires indigènes, le 6 mai 1902 ; voir aussi ac, 2D 14-3, Correspondance, 1901, Rapport de tournée, le 25 juin 1901. Voir aussi les dossiers ans, 13G 50.

[6] Voir ac, 2D 14-2, 2D 14-3. En 1901, le qâdî de Kajoor était Baba Jakhumpa.

[7] Ans, 13G 50, Notes administratives sur les chefs du Cayor.

[8] Assane Sylla, La philosophie morale des Wolof, Dakar, 1978 : 128 et sqq.

[9] Ans, 13G 50, Dossier Demba War. Voir aussi James Searing, Accomodation and Resistance : Chiefs, Muslim Leaders and Politicians in Colonial Senegal, 1890-1934, PhD. Princeton University, 1985 : 77-85.

[10] ac, 2D 14-3, Correspondance 1901, Février, Commandant Penel à Directeur des affaires indigènes, le 16 février 1901, et Directeur des affaires indigènes à Penel, le 6 février 1901.

[11] La même attitude prévaut aujourd’hui dans le Kajoor rural. Voir Judith Irvine, Caste and Communication in a Wolof Village, PhD. University of Pennsylvania, 1973 : 66. La plupart de ceddo revendiquent un statut noble (geer) et leurs revendications sont acceptées par tous sauf par les garmi. L’évidence la plus importante de cette situation est la pratique de mariages entre ceddo et geer ; cependant, les geer ne s’intermarient pas avec les descendants des véritables esclaves (jaam).

[12] Communication personnelle de Mamadou Diouf, octobre 1988. Diouf était l’un des historiens concernés par le débat autour du centenaire de la mort de Demba War Sall.




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