Cridem

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16-05-2014

11:21

L’histoire nationale mauritanienne

Le Calame - Dans une série d'articles publiée sur CRIDEM, "Les producteurs de l'histoire mauritanienne", Mariella Villasante Cervello (du centre Jacques Berques de Rabat) dresse un bilan hétéroclite des diverses contributions à une future "histoire totale" de la Mauritanie, questionnant la possibilité sémantique et épistémologique d'une "histoire nationale", liant le passé millénaire du territoire mauritanien actuel au fait et projet de l'Etat-nation indépendant depuis 1960.

Le mérite, entre autres, de cette série est d'avoir soulevé la question, centrale, de la pertinence d'une histoire nationale, au milieu d'une multitude d'histoires locales, régionales, tribales, ethnocentriques et de monographies couvrant un espace socio-historique (les Trarza, les Almamyats, la confédération Idawiich....

Religieux (l'islamisation, l'adoption du rite malékite, les confréries tijanniya, qadiriyya, fadiliya...), spatial (Koumbi Saleh, Shinguitti, Oulata, Kahedi, Tichitt,...) temporel (l'épopée almoravide, la guerre de Charr Bebba, la formation des émirats maures, la parenthèse coloniale, l'indépendance, la guerre du Sahara, les régimes militaires, l'ère démocratique...).

En respectant la distance critique prise, par l'auteur, vis à vis de travaux dominés par l'historiographie (islamique ou coloniale), l'approche des annales (Moktar Ould Hamidoune et l'encyclopédie Hayatt Mouritania), les constructions généalogiques, la limitation géographique (l'histoire de Tichitt ou de Oualata...) ou l'optique sociologique (Abdelwedoud Ould Cheikh, Pierre Bonte...), notre propos interroge la possibilité d'un sens, d'un filon directeur au destin de cette nation composite.

La présentation en vrac de ces archives, au-delà des détails et conjonctures, invite à quelques observations. Que doit-on retenir de ce gravas d'émirats évanouis, de principautés disparues, d'empires éclatés, de tambours crevés, de chefferies réduites au strict cadre du clan familial, de royaumes aux capitales devenues sanctuaires du vent et de la méditation ?

En se proclamant souverain sur l'espace territorial national, l'Etat n'implique-t-il pas une appropriation "légitime" de la mémoire de toutes ces entités qui l'ont précédé ? Au patrimoine physique, consacré par l'acte d'indépendance, n'existe-t-il pas un patrimoine historique à réclamer et à promouvoir, en face des revendications extérieures et des légitimités locales ?

La construction d'une histoire nationale ne répond-elle pas à un besoin, fondamental, de définition de soi, au droit, légitime, à une mémoire nationale, au respect des héritages accumulés et au sens d'équité, vis à vis des fondateurs, comme les icônes du passé précolonial, les héros de la résistance et les architectes de l'indépendance ?

Nation aux héritages pluriels

Ce besoin d'ancrage historique se ressent, de temps à autre et par intermittences, lors d'évènements nationaux importants et à l'occasion de manifestations célébrant les héritages culturels (comme le Festival des musiques nomades, le Festival de la culture soninké ou peulh...) et les moments de mobilisation pour les causes « nationales ».

En parlant du national, on se trouve, pleinement, sur le terrain idéologique du discours et de la représentation. Il y a lieu de distinguer, ici, ce qui relève de la genèse de la patrie, de sa défense, de sa pérennité, de son unité et de son originalité.

Les chapitres de la résistance à l'occupation étrangère et celui de l'accession à l'indépendance prennent, ici, une valeur symbolique déterminante. L'histoire des régimes politiques, civils et militaires, et la guerre du Sahara en constituent les maillons qui nous rapprochent du présent.

L'inexistence d'un État auparavant centralisé, sur le territoire baptisé, par Xavier Coppolani, de "Mauritanie occidentale", vers 1889, ne saurait occulter ce substrat millénaire d'entités évanouies (l'empire du Ghana, les Almoravides, le Tekrur, le royaume des Beni Ghaniyya, les Bavours...), d'ébauches étatiques limitées (les royaumes du Walo, du Kajoor, du Sin Saaloom, du Jolof, les Emirats maures...), de projets fédérateurs et de croisements, dans tous les sens, entre les nomades, semi-nomades, sédentaires d'oasis ou du fleuve.

La tradition millénaire du commerce transsaharien (des salines de la Keddia du Djiil au Tiris jusqu’aux confins de Niagaara), l'étape des comptoirs (Arguin, Ouadane. Podor...), l'encadrement colonial et son esprit jacobin ont-ils participé à l'approfondissement de cette nouvelle réalité politique ?

Il est bien clair que chacune des composantes culturelles de l'espace mauritanien (maures, peulhs, wolofs, soninkés...) dépasse, largement, les limites géographiques du trapèze colonial, vers les pays limitrophes (Mali, Sahara occidental, Maroc, Sénégal ...et au-delà) et aucune d'entre elles, de mémoire de saharien, n'a constitué une unité politique ou, même, un projet d'Etat communautaire proprement ethnique.

L'existence de ces groupes sociaux dépasse, largement encore, les frontières du territoire mauritanien et leur singularité fut dépassée, dans le projet de l'Etat-nation pluriethnique dont la capitale, émergeant entre les dunes et l'océan, semble monstre engloutissant tout ce qui l'a précédé.

Les citées anciennes ont, elles aussi, cédé à une nouvelle génération fondée ex-nihilo : Nouadhibou, Zouérate, Boutilimit, Kiffa, Aleg... Définir les contours d'une histoire nationale, expression d'une réalité nouvelle, sur tous les plans, passe par l'identification d'une ligne de démarcation séparant le National de tout ce qui relève d'autres registres parallèles, pré- ou antinational.

Au-delà d'une chronique politique, cette histoire devrait inclure les achèvements nationaux en divers domaines (les arts, la culture, l'architecture...) et les souffrances du peuple, durant les siècles de la Sayba, les âges de l'esclavage et des dominations sous "l'étrier, la houe et le livre", comme le titre François de Chassey.

Nous ne saurions assez dire l'importance, cardinale, de la matière historique rassemblée, souvent dans des conditions de collecte pénibles, par ces innombrables lettrés, érudits, chefs religieux, pionniers de la coloniale, explorateurs et aventuriers, chercheurs contemporains, amateurs ou passionnés d'histoire, sauvant de l'oubli, ici et là, des épisodes importants, des évènements fondateurs, des dates incontournables, des noms et des lieux qui marqueront, à jamais, le chemin d'une nation à multiples sources et aux héritages pluriels.

L'effet saharien de la décomposition ou de l'enterrement pur et dur est, du reste, millénaire. L'optique et l'orientation de ces contributions concernent leurs auteurs et les conditions, diverses, de leur production : témoignages personnels, récits de voyages, défense d'une tribu, construction d'une généalogie, traités politiques, rapports militaires sur les batailles sahariennes et les mouvements de pelotons méharistes...

Une grande partie de ces écrits relève de la préhistoire nationale, période complexe où les acteurs agissaient dans une logique autre, à un moment où la conception du futur Etat n'était pas en vue.

Un inventaire problématique

L'étape embryonnaire comportera des moments fondateurs comme la résistance anticoloniale, le rôle déterminant de la métropole française, le contexte des indépendances africaines... A la naissance, sous la tente, de la "cité aux panneaux", l'expression de tous les aléas de survie (convoitises de voisins, fragilité des structures et infrastructures) traduit l'énormité du chantier national.

Si, pendant les premières décennies de l'indépendance, les préoccupations liées à la construction du jeune Etat mauritanien centralisaient l'attention sur le présent, en reléguant, au second plan, un passé "porteur des démons de la division et de la confusion", la tradition du tabou historique, du culte de l'amnésie, la technique de la table rase, la culture de la bouche cousue... ont participé à la diffusion d'une peur de l'histoire, ancrée dans le subconscient collectif, et d'un sens de culpabilité, vis à vis de toute expression ou manifestation de l'historique.

Privé d'une histoire nationale, à la limite dangereuse et risquée, l'on se réfugie entre le confort du repère traditionnel (histoire de la tribu, du clan, de l'ethnie, de la région...), la révolte envers un passé porteur de toutes les formes d’injustice, la clairvoyance de l'enterrement, pur et simple, du jadis et la fluctuation, entre instants de l'enthousiasme historique et confusions inextricables.

L'histoire en friche, comme la terre, engendre les créatures les plus bizarres, réveille les fantômes vieux de milles ans, ressuscite les trésors inaltérables... L'absence de pistes et la profusion de lieux vacants (abandonnés, oubliés...) rend l'inventaire problématique.

Le déficit patriotique trouve, ici, une grande part des ingrédients de sa pérennité ; l'orientation vers l'étranger, une raison d'être ; la transhumance mentale et politique, un champ d'expérimentation et les ressorts de la résignation collective, un terrain fertile ; le temps de diluer le national dans le champ de l'ambigüité ou dans l'ordre universel...

Le citoyen, faute de pouvoir être national, devient international, mondial, planétaire ou se réfugie dans le confort, simplifié, de l'écorce de sa peau, sanctuaire de toutes les émotions et vérités à surface. Tout un processus d'identification, de tri, de balisage et de mise en forme reste à parachever et ne peut être qu'une œuvre multidisciplinaire, objective et consensuelle.

L'organisation, hier, d'un colloque sur "La Mauritanie de 1960 à nos jours, les acquis et les perspectives", par l'Unité d'Etudes Historiques Sociales et de la publication du Patrimoine de l'Université de Nouakchott participe à cet effort. La publication de mémoires d'anciens présidents ou d'individus témoins de faits importants aiderait à clarifier différentes zones d'ombre pour les futures générations.

Dans l'épilogue de son testament politique "La Mauritanie contre vents et marées", le père de l'indépendance nationale, maître Moktar Ould Daddah – paix à son âme – évoque trois défis majeurs ; par ordre de priorité : l'existence, l'identité et, ensuite, la démocratie ou développement.

L'existence réputée acquise, démocratie et développement en chantier, le débat sur l'identité reste, lui, d'autant plus entier que les revendications communautaires prennent de l'ampleur, en se réfugiant dans des histoires subjectives et sélectives. La réhabilitation de l'histoire nationale contribuera, espérons-le, à une vision plus éclairée du futur et à une appréciation plus équitable du passé.

Sidi Mohamed Ould Abdelwehab

Diplômé en études internationales, développement et civilisation
Indiana USA



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