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08-07-2014

12:12

L'identié au service de l'inégalité à propos de l'eclavage en Mauritanie

Adrar-Info - Encore peu fouillée par la recherche fondamentale, en particulier au niveau de ses expressions et de ses ramifications les plus contemporaines, la question de l’esclavage en Mauritanie a en revanche souvent été évoquée par la presse.

Des âmes bien pensantes, dans l’écrasante majorité de cas, y colportent une image déformée du phénomène, omettant notamment de rappeler que l’ensemble des communautés ethniques du pays ont traditionnellement entretenu en leur sein des systèmes de production de type esclavagiste.

Il est vrai que l’image de «blancs» asservissant cruellement de pauvres « noirs» perd alors de sa netteté, mais il faut se résoudre à sacrifier cette référence typiquement occidentale à la cause d’une appréhension plus complète de la question de l’esclavage et de son héritage culturo-politique et socio-économique dans le pays.

Comment parler de l’esclavage sans se pencher sur le stigmate social associé à l’identité servile? Or à ce jeu là il devient rapidement évident qu’en Mauritanie aucune ethnie – maure ou bidân, soninké, halpulaar, wolof – ne se présente comme bonne élève de l’idéal d’une citoyenneté démocratique.

Dans les perceptions comme les comportements, l’empreinte d’une stratification sociale fortement hiérarchisée reste au contraire vivante et forte, toute couleur de peau confondue. Pourquoi, dans les cimetières soninkés, maîtres et esclaves ne peuvent-ils toujours pas reposer côte à côte?

Pourquoi les esclaves halpularen bénéficient-ils d’un accès si réduit à la terre, principale source d’émancipation économique au sein de cette communauté? Pourquoi dans l’une ou l’autre de ces deux communautés, principales composantes de la minorité afro-mauritanienne, serait-il encore aujourd’hui jugé scandaleux, indécent, qu’un homme d’origine servile prétende épouser une femme non «castée» ?

La véritable spécificité de l’ordre arabo-berbère (maure), majoritaire dans le pays, relève non pas des pratiques esclavagistes qui y ont été – ou y sont, pour certaines( 2) – de mise, mais de l’échelle plus vaste d’un phénomène pratiqué par tous( 3). Cela se traduit aujourd’hui par un héritage comparativement massif, justifiant pleinement qu’on s’y arrête, à savoir le sort de la communauté haratine de Mauritanie, vaste population des esclaves maures « libérés» et de leur descendance.

Une « caste» ou une classe?

Ni le communiqué officiel du Comité Militaire de Salut National abolissant pour la troisième fois en 1980 l’esclavage en Mauritanie (4), ni l’accès depuis 1984 d’acteurs de souche haratine à des postes gouvernementaux n’a modifié en profondeur le sort de la communauté haratine, dont toutes les sources s’accordent à estimer qu’elle constitue une «bonne moitié» de la population mauritanienne de souche maure – soit 30 à 35 % au moins de la population nationale totale.

En milieu rural comme dans les grands centres urbains du pays (où, du fait de la sécheresse, les haratines se sont massivement joints au cours des deux dernières décennies au flux de l’exode rural), ce segment de la société traditionnelle – la strate servile au sein de la société maure – donne toutes les apparences de s’être «prolongé» en une classe sociale située au bas de l’échelle socio-économique moderne.

Du système traditionnel au système moderne, les citoyens haratines se sont, dans la vaste majorité des cas, maintenus en tant que pauvres parmi les pauvres et, dans la perception de leurs concitoyens voire dans la leur propre, en tant que bas de gamme social.

En milieu rural l’esprit de la réforme foncière de 1983, potentiellement une formidable mesure d’appoint à l’émancipation haratine, a sérieusement souffert du poids des réseaux du clientélisme d’État dominés par les notabilités tribales et, plus récemment, par des lobbies d’affaires.

Dans la basse et moyenne vallée du fleuve Sénégal en particulier, le développement de l’agriculture irriguée s’est manifesté par la croissance d’une riziculture opérée sur de moyennes et grandes exploitations tenues par des hommes d’affaires maures venus des villes.

Option discutable tant au plan écologique qu’économique, la riziculture y supplante peu à peu les petites unités de production traditionnelle (cultures pluviales et de décrue) cependant qu’endettées, encombrées dans le dédale administratif des procédures d’attribution de concession et/ou de demande d’appui, les populations autochtones se retrouvent dans de nombreux cas occupant des postes d’ouvriers agricoles au service des nouveaux exploitants.

Si la faible sécurisation foncière des petits exploitants constitue un problème qui touche l’ensemble de la population rurale mauritanienne sans distinction de «caste» ni d’ethnie, la difficulté particulière rencontrée par une communauté haratine structurellement handicapée (moindre accès à la scolarisation de base, moindres ressources) mérite d’être soulignée et prise en compte dans l’effort de planification et de gestion du développement.

C’est ainsi, comme l’explique O. Leservoisier (1994) dans le cas du Gorgol, que les haratines tirant leur subsistance des cultures sous pluie n’y ont d’autre choix que de s’en remettre aux notabilités traditionnelles, renforçant d’autant leur dépendance vis-à-vis de l’ancien maître et, plus généralement, vis-à-vis du segment tribal d’origine.

Les haratines poussés vers les villes sont quant à eux devenus omniprésents dans le secteur informel, qui y a connu à partir des années quatre vingts une véritable implosion. Après avoir été dans un premier temps concentrés dans les rangs d’une main-d’oeuvre non qualifiée ou du« personnel de maison », ils sont aujourd’hui devenus également très présents dans la sphère des petits métiers (bouchers, blanchisseurs, charretiers, chauffeurs de bus ou de taxis, vendeuses de légumes, etc.).

Dans le même temps, les hommes d’affaires haratines ayant «réussi» à se hausser à un certain niveau de chiffre d’affaires se comptent sur les doigts d’une main. A Nouakchott, la vaste majorité des haratines restent concentrés dans la kebba (bidonville – du verbe hassanya keb, verser; littéralement dépotoir), illustrant une fois de plus ce handicap structurel dont ils sont victimes: si la grande pauvreté n’est l’apanage exclusif d’aucun groupe, d’aucune communauté dans ce pays, un hartani aura significativement plus de chances d’être très pauvre – et moins armé pour modifier cette situation.

A suivre…./

Amel Daddah Docteur en sociologie, University of Arizona

« Annuaire de l’Afrique du Nord, tome XXXVII, 1998, CNRS Éditions. Une première version de ce texte – considérablement remaniée par les éditeurs -, est parue dans Le Monde Diplomatique no 536 de novembre 1998: 13. »

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1. Une première version de ce texte – considérablement remaniée par les éditeurs -, est parue dans Le Monde Diplomatique nO 536 de novembre 1998: 13. La version ici présentée est celle qui fut originellement envoyée par l’auteur, Amel Daddah. * Docteur en sociologie.

2. Quand des parents se voient séparés de force de leurs enfants, quand ces derniers n’ont pas accès à leur héritage, ou quand le travail des uns et des autres n’est pas rémunéré par les maîtres-employeurs.

3. Certes en milieu maure, l’ingérence moins marquée de l’autorité coloniale, puis l’option d’y tolérer l’esclavage pour gagner l’appui des notabilités, aura assuré une plus longue autonomie du mode de vie traditionnel. Pour autant, l’effet « émancipateur» de la colonisation au sein des communautés africaines de Mauritanie n’aura pas abouti à une différenciation marquée en terme de «mentalité» et de perception de l’esclavage. Annuaire de l’Afrique du Nord, tome XXXVII, 1998, CNRS Éditions

4. L’esclavage avait été aboli une première fois par l’administration coloniale au début du siècle, en tant que volonté de l’État mauritanien indépendant en 1960 (affirmation de l’égalité des mauritaniens devant la constitution), puis en 1980 par communiqué officiel du Comité National de Salut National (CMSN) le 5 juillet 1980 (décision qui sera confirmée par l’ordonnance nO 81-234 du 9 novembre 1981).



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