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04-03-2015

15:16

Timbuktu : Après le succès, Sissako face à la presse mauritanienne

Après le succès de son film Timbuktu (sept césars et une nomination aux oscars), le cinéaste mauritanien, Abderrahmane Sissako, a fait face à la presse mauritanienne. C’était mardi 03 février 2015 à Nouakchott.

Pendant cette conférence, il a été question du projet de film sur « l’esclavage » abandonné, de Sissako, conseiller du président de la République, du projet d’institut de cinéma à Nouakchott…Lire le compte rendu avec les questions.

Question : Vous aviez un projet de film sur l’esclavage en Mauritanie. Ce projet l’avez-vous abandonné définitivement ou vous l’avez remis à plus tard ?

J’avais un sujet, un scenario que je n’ai pas fait. J’ai d’ailleurs plusieurs scenarios que je n’ai pas faits mais on ne cite que celui dont vous venez de parler. J’avais par exemple un scenario sur le génocide au Rwanda ou est raconté ce génocide par le cinéma muet (…) dans la vie d’un cinéaste, il y a des sujets qui ne se font pas. Pour votre question, je dois rectifier : il ne s’agit pas d’un scenario sur l’esclavage. C’était sur le mariage précoce avec comme personnage principal une jeune hartaniya mariée en brousse avec un homme beaucoup plus âgée qu’elle. J’ai voulu raconter l’histoire de cette fille qui, après la mort de son mari, arrive en ville, à Nouakchott ou elle est confrontée à la modernité. Et, à travers cette histoire, j’ai touché beaucoup d’autres sujets. J’ai donc temporairement abandonné ce sujet et je pourrais le reprendre à tout moment.

Question : Vous êtes conseiller du président de la République, Mohamed Ould Abdel Aziz. Cette position implique-t-elle pour vous, en tant qu’artiste, ou en tant que citoyen pouvant donner son avis, des restrictions de liberté car un pouvoir, ce sont des orientations, une politique, des choix… ?

C’est un sujet très complexe. Nous sommes un pays différent de ce que l’on nomme grande démocratie. Chaque pays a son histoire, à travers laquelle il évolue et nous sommes dans une condition beaucoup plus fragile, faible que d’autres pays. Moi, j’ai estimé qu’en tant que cinéaste du pays travaillant à la présidence comme conseiller, je joue le rôle de diplomate pour mon pays. Je l’assume simplement. Je ne suis pas membre d’un parti politique. Vous ne me voyez pas dans des meetings politiques. On peut être secrétaire général d’un gouvernement, travailler pour son pays sans affinités politiques. Et, rien n’est éternel. J’assume ma position aujourd’hui.

Demain je pourrais ne pas être conseiller. Ensuite, cette polémique sur ma présence à la présidence revient au moment où nous avons atteint un niveau de notoriété important avec Timbuktu …c’est regrettable. Certaines personnes aiment rabaisser le succès, je dirais, d’un africain. L’Afrique ne brille pas souvent. Et, quand elle brille, il faut toujours rabaisser la lumière en parlant d’autre chose. Ce qui est important, c’est croire en l’évolution de son pays en étant conscient de ses difficultés, de ses lacunes. Je ne suis pas dupe mais je crois à l’évolution des choses, au changement.

Question : Vous avez une renommée internationale mais en Mauritanie, il n’y a guère de salles de cinéma ?

J’ai un sentiment personnel de frustration par rapport à cette situation. Je vous l’annonce. Très prochainement verra le jour un projet d’institut sous régional des métiers du cinéma à Nouakchott. Cet institut sera à l’image de l’école de Marrakech. Ce projet d’institut de cinéma et des métiers de l’audiovisuel va, en plus des techniques du cinéma, englober le design… Le plus important : le projet inclut deux salles de cinéma qui seront ouvertes sur la rue. Une capitale sans salle de cinéma est une capitale qui ne se respecte pas. Faire exister la culture est un combat. Ce n’est pas facile. Il faut secouer les mentalités, les sensibilités des leaders politiques. Ce n’est pas facile même si on est conseiller à la présidence. La culture ne doit pas être une deuxième priorité. Elle est une priorité. C’est elle qui nourrit les âmes pour les conduire vers une dynamique de construction, de reconstruction, de réconciliation aussi.

Question : Que répondez vous à ceux qui pensent que vous êtes allié à l’occident contre l’Islam.

Ceux qui disent cela n’ont pas vu Timbuktu. S’il y a un film qui défend les valeurs de l’Islam, c’est ce film, pas un autre. Et les valeurs de l’Islam sont simplement les valeurs de l’humanité. J’ai dit haut et fort que notre religion est prise en otage par des gens qui commettent des actes impardonnables. On ne peut tuer au nom de la religion. Il faut plutôt être fier quand un mauritanien, un africain traite ce sujet.

Ensuite, c’est quoi l’occident ? Au Maroc, six villes ont projeté Timbuktu et le public a été touché et ému….ça, ce n’est pas l’occident. Le film a eu trois prix à Durban en Afrique du Sud…ce n’est pas l’occident….Donc je trouve qu’il y a des approches un peu légères, un peu superficielles qui cherchent à opposer des mondes. Nous sommes dans un monde qui a besoin de s’entremêler, de s’enrichir mutuellement…l’occident fabrique aussi de médicaments que nous consommons. Il ne faut pas voir cet occident comme un danger à opposer à d’autres.

Le Film a été soutenu par la Mauritanie aussi bien sur le plan financier que logistique pour qu’il soit tourner. C’est extrêmement important. J’avais pourtant un scenario qui racontait exactement le film. Et, il faut des films comme Timbuktu qui défendent des valeurs universelles. Le film a été tourné, fait sans médiatisation du rôle de l’Etat mauritanien. Il ne faut pas être le griot de l’Etat mais il faut reconnaitre son apport positif. Sans l’appui et le soutien de l’Etat mauritanien, il n’y aurait pas eu Timbuktu.

Et l’Etat l’a fait pour défendre les valeurs de l’Islam mais aussi pour partager les souffrances des maliens. Timbuktu a été occupée pendant un an, pendant un an des populations ont été humiliées. Des musulmans qui allaient pendant des siècles pour prier humblement ont été humiliés. On est venu leur dire : l’Islam, ce n’est pas comme ça, ne marchez pas comme ça, la musique, c’est haram…. On vient imposer ça à une ville qui détient nos valeurs. C’est ce qui est terrible. Le rôle de l’art, c’est de partager les valeurs. Quand on permet à un film qui s’appelle Timbuktu d’être tourné à Aoulata, c’est parce que l’on défend des valeurs.

Je vous invite donc à quitter le premier degré. Un film est à plusieurs degrés. Il faut entrer dans une lecture simple et claire. (Sissako raconte alors la 10ème minute du film avec l’intrusion des occupants armés et chaussés dans la mosquée et leurs échanges avec l’imam.) Ce film s’adresse d’abord à nous mêmes. Si l’on ne défend pas nos valeurs qui va le faire à notre place ? Si j’étais quelqu’un d’extrême qui ne dit pas les choses avec modération, j’allais montrer de façon crue des jeunes filles mariées de force à Timbuktu à des djihadistes qui les violaient tous les soirs. C’est une réalité. Je n’invente rien. Ces jeunes filles de 18 ans sont encore à Timbuktu., elles sont traumatisées.

Question : « Je comprends que Timbuktu soit sous-titré en français pour les occidentaux mais je ne comprends pas qu’un mauritanien, face à la presse mauritanienne, s’exprime en français. »

Est-ce que vous savez qu’en Mauritanie, il y a une association de sourds muets ? Ces sourds muets sont mauritaniens ou non ? L’identité d’un pays, ce n’est pas la langue que l’on parle. Mon destin a fait que je n’ai pas grandi ici. Je ne parle pas hassaniya mais je suis mauritanien et je n’en ai pas honte, pas du tout. Si je pouvais parler poular, wolof…j’allais le faire. Se glorifier d’une identité, ça ne fait pas avancer un pays. Il faut être honnête. On peut parler hassaniya et être un voleur, tromper son pays, le piller. C’est ça qui est bien ? Non. On peut être mauritanien, ne pas parler hassaniya et travailler sous le soleil pour son pays. Ce n’est pas la langue qui construit, c’est le cœur, c’est la force…. Néanmoins, je vous comprends quand vous posez cette question. C’est affectif pour vous. Moi je vous demande de relativiser ces choses. J’ai fait le choix de revenir chez moi. C’est important. J’apprends petit à petit les langues du pays.

Question : Au sujet du Fespaco

Timbuktu, retiré curieusement de la compétition au Fespaco, a été réintégré grâce à l’intervention du président Burkinabé. Rien n’est fait pour que je sois à Ouaga mais j’y serai quand même (A l’heure où on écrit, il y est). C’est important pour ce film et pour ce festival qui nous appartient à nous tous. Si je n’y vais pas on dira : il est allé partout sauf à Ouaga.

Compte rendu par Khalilou Diagana

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