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13-09-2015

22:45

Tobie Nathan: « Pour Daech, les temples sont des idoles modernes »

Adrar Info - Selon l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, la singularité de l’islamisme réside notamment dans la rigueur de ses rites et l’adhésion qu’ils rencontrent.

Réputé pour sa liberté de pensée, l’ethnopsychiatre Tobie Nathan publie un roman voluptueusement écrit, Ce pays qui te ressemble (Stock) qui retrace l’itinéraire de son enfance égyptienne. L’occasion de l’interroger sur la folie de notre époque. Né en Egypte au sein d’une famille juive, porteur d’un métissage culturel brutalement éradiqué, Tobie Nathan incarne un profil profondément atypique.

Tobie Nathan a consacré sa vie à une spécialité à laquelle l’actualité donne chaque jour une valeur ajoutée: l’ethnopsychiatrie ou le savant mélange entre la psychologie clinique et l’anthropologie. Il publie cette semaine un roman, Ce pays qui te ressemble (Stock), une fresque envoûtante, émaillée de culture pharaonique et d’orientalité, qui retrace l’itinéraire de son enfance égyptienne. Soit la fin d’un monde et l’émergence du désordre présent à travers une galerie de portraits saisissants de vérité. Tobie Nathan signe là son plus beau livre.

Vous êtes issu d’un monde pétri de mixité culturelle. Avez-vous la sensation d’être une sorte de survivant?

Par rapport à ma communauté d’origine, présente en Egypte depuis au moins le IIIe siècle avant Jésus-Christ, j’ai un peu l’impression d’être le dernier des Mohicans. En tout et pour tout, il doit rester dans ce pays sept vieilles femmes sur les 60000 juifs qui y vivaient jusqu’au milieu du XXe siècle. Je suis le témoin d’une communauté brusquement effacée et je veux rappeler la richesse et la complexité de ce que j’ai vu, reçu et gardé en moi. Mon roman débute en 1925; l’Egypte devient enfin une nation autonome après l’abolition du califat ottoman en 1924, alors qu’elle avait été occupée depuis l’extinction des pharaons. Après le désensablement du Sphinx au XIXe siècle – auparavant, on ne voyait que sa tête – Howard Carter obtient l’autorisation d’ouvrir le cercueil de Toutankhamon. Grâce à son passé enfin dévoilé, l’Egypte devient un sujet d’intérêt universel et ses propres habitants en prennent conscience.

Votre livre s’achève en 1956, pourquoi?

C’est l’année où les juifs ont été expulsés par Nasser. L’année suivante, ma famille est partie pour la France avec en tout et pour tout 20 livres égyptiennes en poche, l’équivalent de 200 euros actuels. Aucun bien ni aucun bijou ne pouvait quitter le sol national, nos passeports furent frappés du tampon « Sortie sans retour ». Malgré cela, comme la plupart des juifs du Nil, j’adore l’Egypte, elle est la matrice de ma pensée, elle m’a donné un regard particulier sur le monde et sur ma discipline et elle a orienté mes recherches scientifiques en ethnopsychiatrie.

Mon raisonnement intérieur a toujours été: « C’est peut-être ainsi ici, chez les ‘modernes’, en Occident, mais dans un autre monde, ça se passe différemment. » Or je viens d’un autre monde. Je me dis aussi, en observant les développements dramatiques que prennent les dérives islamistes en France, que le vieux dicton arabe qui fait de l’Egypte la oumm al-dounia (mère du monde) n’est pas si faux. Les idées islamistes, en tout cas, en proviennent directement.

Comment est né l’islamisme?

Les Frères musulmans voient le jour en 1928, à Alexandrie. Leur fondateur, Hassan al-Banna, est né dans cette ville et il théorise dans ses premiers textes l’idée que seul le retour à l’islam peut sauver son pays des « diableries » occidentales. Déjà, il diabolise l’Occident, colonisateur et modernisateur par la force. L’islamisme naît alors de la rencontre entre l’islam et le communisme. En tant que telle, la doctrine communiste, violemment antireligieuse, ne pouvait pas convenir aux masses de fellahs (paysans), démunis de conscience de classe et attachés à leur foi. Mais, par leur pratique de la réunion de groupe et de la contestation, les cercles intellectuels avaient été conquis par ces idéaux.

Est-ce pourquoi on retrouve beaucoup de juifs dans l’introduction du marxisme en Egypte?

Bien sûr, le parti communiste égyptien a été fondé par des juifs, Joseph Rosenthal, Hillel Schwartz et Henri Curiel, qui voyaient également dans ce mouvement un moyen d’obtenir l’égalité pour les leurs.

Comment s’est opérée la séparation entre communisme et islamisme?

Les communistes commencent par se réunir entre eux, mais, très vite, ils se rendent compte qu’ils ne sont pas assez nombreux. Pour retrouver le peuple et sa grande masse, il leur faut prendre le chemin des mosquées. D’où la mutation qui conduit aux Frères musulmans. Or ces derniers ont un avantage: l’Egypte a été de longue date marquée par le soufisme, cette tendance mystique de l’islam qui reposait essentiellement sur des confréries, des réunions de village et des réflexions philosophiques.

Dans quelle mesure la dialectique antioccidentale, qui était aussi celle de leurs adversaires nassériens, les a-t-elle aidés à devenir une force majeure?

Ce discours est en fait un combat religieux. Il y a là un point essentiel de mes recherches en ethnopsychiatrie: l’idée du diable, en arabe sheitan. Selon la croyance musulmane, Satan murmure (weswes en arabe) dans la tête des gens. Et qu’est-ce qu’il murmure? – « Tu pourrais jouir de tous les biens matériels », « Tu pourrais devenir riche », « Tu pourrais être comme les Européens ». L’Occident, est le monde de la facilité, de l’abondance, de l’apparence, de l’abandon moral; ce n’est pas la voie droite et juste qui conduit au Ciel.

Donc si l’on veut lutter contre le diable, il faut combattre l’Occident. Cette idée est d’une puissance prodigieuse et elle explique ce qui se passe chez nous, parmi les populations issues de l’immigration musulmane. L’acquisition de l’aisance matérielle – avoir un emploi, un logement, des appareils ménagers modernes, une vie de loisirs – ne satisfait pas certains esprits qui restent persuadés, quant au fond, que tout cela est mauvais – « diabolique ».

Nous avons donc négligé, dans nos sociétés occidentales, le facteur philosophique qui continue d’agir dans les têtes de certains musulmans?

Exactement. Je ne suis pas certain que cette opposition ne se trouve que dans l’esprit des musulmans. Il n’y a qu’à penser aux mouvements gauchistes des années 1960 et à leur refus de la « société de consommation ». Mais il est un moteur psychologique très puissant dans l’islam. Là, les rituels religieux encadrent d’obligations votre vie quotidienne, jusque dans ses détails. D’abord, il faut effectuer cinq prières dans la journée, précédées d’ablutions rituelles, ce qui est très prenant et conditionne le restant de vos activités.

Si vous êtes livré aux appétits du monde qui s’adressent à vos instincts, si vous êtes confronté à la férocité de la société, ce cadre constitue pour vous un soutien moral considérable. Ce sont non seulement vos actes mais aussi votre nourriture, votre habillement, votre apparence, le soin de votre corps et jusqu’à la façon dont vous vous comportez aux toilettes qui sont encadrés par les rites.

Est-ce propre à l’islam?

Non, bien sûr, les rites ne sont pas propres à l’islam; il en existe de tout aussi contraignants chez les chrétiens, les juifs ou les polythéistes, mais c’est leur rigueur et l’adhésion de ses membres qui font la singularité de l’islamisme. Par ailleurs, il existe dans toutes les cultures des hiérarchies transversales, par exemple la maçonnerie. Dans le cadre d’une loge, vous pouvez obtenir un grade supérieur à quelqu’un qui dispose d’un statut social plus élevé que le vôtre dans la société. C’est ce qui existe aussi dans les groupes islamistes où cette hiérarchie transversale est le résultat d’une sorte de surenchère.

Si vous êtes très religieux, vous êtes supérieur à celui qui l’est moins que vous, et personne n’osera vous critiquer, puisque vous êtes exemplaire. Vous critiquer reviendrait à critiquer Dieu lui-même. Cette surenchère éclaire l’actualité la plus brûlante: chaque fois qu’un groupe atteint l’extrême, un autre groupe doit aller encore plus loin pour se légitimer. « Allah ou akbar », dit-on, ce qui signifie « Dieu est le plus grand », pas seulement grand… « Le plus » est un concept inhérent à la pensée islamique. Un degré supplémentaire chaque fois ; c’est une mécanique redoutable.

Les Occidentaux ont un rapport fétichiste avec les monuments du passé, c'est ce qu'exploite Daech (ici, destruction à Palmyre).

N’y a-t-il pas d’autres facteurs qui expliquent l’ultraviolence de Daech?

Il faut mesurer l’influence du nazisme dans les pays arabes. Durant la Seconde Guerre mondiale, les jeunes officiers arabes – et pas seulement en Egypte – avaient été impressionnés par la puissance de l’Afrikakorps, qui avait dans un premier temps réussi à battre les Anglais. En Egypte, beaucoup ont pensé que les Allemands pourraient libérer le pays de l’occupation britannique. Ce fut le cas de Sadate, qui ne cacha pas sa sympathie pour le nazisme. Après guerre, les conseillers nazis réfugiés dans les pays arabes ont joué un rôle très important. Or, dans la théorie nazie, la violence est l’argument suprême qui permet de s’imposer à tous.

L’installation de la terreur comme stratégie politique délibérée a rencontré la pratique orientale de la surenchère. Cela dit, on se trompe sur Daech; je pense que ce sont des intellectuels, certes imprégnés d’islam, mais qui se sont inspirés des expériences d’ultraviolence précédentes. C’est également vrai de Boko Haram, dont les chefs sont souvent des gens formés, disposant de diplômes universitaires.

Pourquoi s’en prennent-ils aux sites archéologiques?

Ils viennent appuyer sur un point faible de l’Occident. Notre relation avec les monuments du passé est unique. Ni les Chinois ni les Africains, par exemple, n’entretiennent de rapports aussi fétichistes avec leur patrimoine: quand un temple est décati, ils le remplacent. Les Occidentaux, eux, n’ont plus de rapport d’usage avec leurs lieux de culte, ils conservent donc précieusement les restes transformés en objets fétiches, statuettes ou colonnes. Pour Daech, le temple de Baal – qu’ils ont détruit – n’est pas un lieu d’usage, il est inactif depuis des millénaires, il est inutile à leurs yeux. Ils ont même déclaré vouloir faire sauter les pyramides d’Egypte!

Ce sont autant d’endroits où murmure le diable, des pierres que les Européens ont réhabilitées ou restaurées et auxquelles ils rendent visite dans leurs habits de touristes. On y fait de l’argent, on y constate la richesse des Occidentaux et la liberté accordée à leur fétichisme. Ces temples sont des idoles modernes aux yeux de Daech; s’ils sont réduits en poussière, les touristes n’y viendront plus. Dynamiter Palmyre, c’est la même chose que faire exploser un car de touristes à Assouan.

Qu’est-ce que l’ethnopsychiatre trouve à dire sur la résonance de Daech dans nos sociétés?

Je suis frappé par un parallèle historique troublant. Au XIe siècle, la secte chiite ismaélienne des nizarites, dirigée par Hassan ibn al-Sabbah, surnommé le « Vieux de la montagne », étend son influence en Iran et en Syrie. Ses adeptes seront surnommés « Hachichin », origine controversée du mot « assassin ». Ils ont deux caractéristiques, celle de se livrer à la consommation de haschisch pour accomplir leurs actes et celle de recruter des kamikazes.

En fait, tout cela est très discuté; nous le tenons de Marco Polo, dont le récit est ultérieur à la disparition de la secte. Mais il reste que les Hachichin sont les inventeurs du terrorisme moderne. Si nous portons maintenant le regard sur notre société, que voyons-nous? Des gamins qui commencent à consommer du haschisch très jeunes, ou qui évoluent dans un milieu dans lequel la drogue et les dealeurs pullulent. Et on retrouve les plus déséquilibrés d’entre eux dans les actes kamikazes.

Tout cela ne traduit-il pas le grand échec du monde arabe, qui n’a pas trouvé sa place dans la modernité et dans la mondialisation?

Je n’ai pas cette vision-là. Il existe des pays musulmans qui n’ont pas échoué et qui sont néanmoins attirés par l’islamisme. C’est le cas de l’Indonésie, par exemple, en pleine croissance. L’islamisme est une tentation de toutes les sociétés musulmanes, indépendamment de leur réussite économique ou sociale.

Pourquoi selon vous?
C’est une façon de saisir la modernité à pleines mains. L’islam a rarement connu la paix. La communauté, l’oumma, a toujours été une fédération de peuples très divers, de coutumes et de pratiques extrêmement différentes. Comment faire tenir tous ces peuples ensemble face à la constitution d’autres grands groupes humains fédérateurs – l’Europe, les Etats-Unis, la Chine et sa grande diversité, etc. – et comment reprendre une place mondiale à la mesure du milliard et demi de musulmans?

C’est dans sa tension vers l’unification que l’islam rencontre la tentation de l’islamisme. On peut considérer cela comme une régression au sens philosophique, dans la mesure où cette idéologie – l’islamisme – s’en va piocher dans des idéaux anciens, anachroniques; mais le but stratégique est la recherche d’une modernité politique spécifique. Un dernier exemple: le Qatar est archi-islamiste et c’est, parmi les pays arabes, l’un des plus modernes.

Nous avons encore des décennies d’islamisme devant nous…

J’en ai bien peur.



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Tobie Nathan en 6 dates

1948: Naissance au Caire.

1957: Départ pour la France.

1979: Crée la première consultation d’ethnopsychiatrie en France.

1986: Professeur de psychologie clinique et pathologique à Paris VIII.

2004: Conseiller près l’ambassade de France à Tel-Aviv, avant d’être en poste en Afrique.

2012: Publie Ethno-roman, prix Femina de l’essai.

Arnaud Meyer pour L’Express

Source : lexpress.fr Via Dr Mariella Villasante



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