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30-11-2015

17:30

Une Histoire… Deux leçons

Abdarahmane Ngaïde - Si témoigner est un devoir, décliner une « offre » de distinction est une vertu… « Ce qui n’est pas dit au jour férié fait rater la journée de travail » [« Chaque chose en son temps », proverbe Akan du Ghana].

L’écriture de l’histoire répond à une logique particulière. Elle suit, à la trace, ce « fil gris » qui tisse, entre elles, ces « multiplicités de durées » que les pratiques des hommes remplissent de ce qu’on appelle « événement (s) ». Et tout événement, pris dans son sens didactique, annonce l’avènement de quelque chose.

Admettons que cette dernière, soit voulue et pensée, stimulée et exécutée selon des normes qui mettent, au cœur de leur essence, une éthique comportementale et une morale pratique. C’est-à-dire, quand ces deux vertus s’articulent ensemble pour coproduire, en le renforçant, un mode d’être qui se confond avec le caractère pluriel de la communauté nationale, et surtout qui répond à une ligne de conduite pour, finalement, se métamorphoser en une leçon pour les futures générations.

Parce que les jalons de la société de demain se posent aujourd’hui et se discutent ¬[disputent] tous les jours, surtout les fériés. Le « 28 novembre » est, normalement, un événement fondateur de notre aspiration légitime à la perpétuation de la construction, de manière continue, des bases d’une société plus stable, et cela malgré les soubresauts passés et ceux des temps « modernes ».

Pour mener à bien cette aventure, il faut des références, des mythes, des icônes [Daddah aura le temps de se retourner plusieurs fois dans sa tombe ces dernières heures !], des fondements solides et solidifiés par cet amour renouvelé pour « la mère patrie », qui doit conduire à ne point souiller l’un de ses symboles, et le plus abstrait d’entre eux : le jour du peuple… Il y a une part de « sacré » qui se loge dans ce jour, « séculier » par essence.

Comme bien d’autres fêtes nationales dans le monde, le « 28 novembre » symbolise, certes, un rituel, mais jamais dans l’histoire moderne de l’humanité, ce rituel ne s’est accompagné d’un sang humain versé de manière délibérée et grotesque ! Et « en terre » d’islam…, se glorifiant d’avoir été foyer de départ de vastes mouvements de réformes sociales, politiques sur la base des préceptes de cette religion !

Souillure abjecte, abominable et impardonnable. Il ne peut en être autrement dans la mesure où, ce jour doit symboliser une solennité sans égale, pour tous. Sa principale vocation est de nous rappeler, en nous serrant les coudes comme une équipe de football, cette coupure radicale, définitive et irréversible du cordon ombilical [en permanente cicatrisation !] qui nous liait à la métropole. C’est-à-dire assumer pleinement notre maturité politique et notre volonté de construire une société, malgré tout.

Désormais, ce jour, férié - durant lequel l’ensemble du peuple « s’oublie » en lui-même parce que les individualités particulières se dissolvent dans l’événement – symbolise le moment où des bourreaux, dans une tranquillité troublante, décident d’immoler des êtres humains comme s’ils étaient de vulgaires offrandes.

Les geôliers ont appliqué à la lettre, voire avec zèle les directives que le sens commun reprouve. Ils ont vidé leur âme de cette substance « divine » qu’ils partagent avec leurs victimes.

Dès lors, comment est-ce possible de ressentir les mêmes « fourmillements » devant un symbole devenu un référent morbide ? On ne peut fêter l’assassinat d’un « inconnu », à plus forte raison celui de sa propre chair. Et l’histoire se poursuit et s’écrit avec ce « fil gris » qui hante les mémoires des survivants.

Cependant cette longue nuit, d’amnésie volontaire, ne peut s’allonger infiniment et impunément. Heureusement, comme dans le rebondissement d’un procès en cours ou d’une intrigue quelconque, de nouveaux éléments viennent changer ou infléchir les trajectoires, faire entrer les acteurs, les témoins et le « moment » choisi pour éclairer l’opinion - par des positions tranchées - dans l’histoire globale de leur société.

Notre libre arbitre est sollicité, et nous nous exécutons selon l’ordre que nous intime notre propre conscience. Car de l’audace d’assumer une part de l’histoire globale dépend l’avènement d’un nouveau processus d’appréhension des « événements » passés, et leur vrai rôle dans la stabilisation du présent pour que la construction des futurs possibles soit à l’ordre du jour.

Depuis quelques semaines, l’historien, que je crois être, suit avec attention [tension] le débat noué autour de « témoins » et « d’acteurs ». Querelles de mémoires ou début d’ouverture d’un débat jusque-là pensé comme clos par le biais d’une « loi » scélérate « votée », sans sourciller, par une certaine assemblée ? Elle nous doit des explications !

Car impliquée par cet acte « juridique » qui tente vainement de « nettoyer », avec une baguette magique, de profondes meurtrissures et d’absoudre des commanditaires et leurs exécutants encore vivants parmi nous.

Au-delà de la « querelle » de mémoire, ce débat ne doit pas être pris à la légère, car il porte en lui tous les germes du possible. C’est un avis, et je m’interdis tout jugement de valeurs. Car toute prise de position par rapport à ces « événements » mérite notre attention et surtout interroge notre intelligence politique. Qu’en faire ?

Quoiqu’on puisse dire ou penser du colonel Oumar Ould Beibacar, il a posé un jalon important qui peut ouvrir un nouveau champ de discussion autour de cette nécessité de faire face à notre propre histoire. Il ne s’agit pas d’une question de décompte du temps de silence, mais de l’appréhension du moment et du contexte de prise de parole.

La différence est fondamentale et doit, nous conduire à réfléchir davantage sur le partage de cette mémoire qui doit devenir collective, anonyme, vécue comme fondement pour conjurer sa possible répétition sous d’autres formes plus dramatiques.

Et c’est tant mieux si cette mémoire, à allure « singulière » des Seuls Negro-Mauritaniens, tend à devenir l’affaire de chacun et de tous, à être portée par d’autres « acteurs », « d’autres témoins » directs ou indirects de ces « événements ». Le « 28 novembre » fera toujours remonter dans nos mémoires, le goût amer de la tragédie, qu’on le veuille ou non.

L’histoire est une fatalité. Elle nous rattrape en nous restituant nos actions passées, nous douleurs et cauchemars tus mais pas oubliés, comme pour nous mettre devant l’épreuve du temps.

Au-delà de la curiosité historienne qui peut me gagner, en suivant ce débat argumenté, engagé et ferme, je reste lucide par rapport aux « faits » en discussion et les multiples « enjeux » mémoriels qui les structurent.

Il m’a toujours semblé que la démultiplication des acteurs s’« appropriant » le « problème » [c’est le président actuel qui le caractérise comme tel !] peut nous permettre d’esquisser cette fresque représentative de la « réalité » telle qu’elle a été vécue et par les martyrs, et par leurs bourreaux. Aucune famille, aucune organisation des droits de l’homme ne cherchent « à ressusciter les morts ».
Les Mauritaniens épris de justice souhaitent comprendre cette page douloureuse de leur propre histoire, retrouver des sépultures, rassembler - ne serait-ce que de manière imaginaire - dans un cimetière collectif ces hommes dont le seul tort est, osons l’avouer ouvertement, de clamer le respect des différences dans le cadre d’un état multiculturel, démocratique et prospère.

Il faut rendre aux morts leur dignité ! Et se faire une idée du comment des êtres, dotés de sens, ont pu « immoler » leurs concitoyens pour fêter le jour le plus symbolique de leur nation ? Nous souhaitons [voire exigeons] comprendre comment tous les habitants du village de Thienel [Boghé] ont été rassemblés dans « leur » forêt, bijoux, bétail, montres, chaussures, radios et tous les biens volés.

Punition collective, suivie d’exécutions sommaires. Une copie de la lettre-plainte [noms et prénoms des signataires], des populations, adressée aux autorités compétentes est dans mes petits tiroirs. Pièce authentique et à conviction !

Donc les témoignages d’Oumar Ould Beibacar, le « refus » de maître Fatoumata Mbaye de tomber dans le piège d’une offre de « distinction intéressée » constituent, à mes yeux, deux « événements » majeurs qui marquent de manière indélébile le 28 novembre 2015, voire un chapitre important de l’histoire du « passif humanitaire ».

Pour décliner une « distinction honorifique », sous nos tropiques, il faut avoir prêté serment avec non seulement sa propre conscience, mais aussi avoir signé un pacte inviolable avec la mémoire collective – et avoir un Cœur de femme dans le vrai sens du terme.

C’est ce qu’on appelle un esprit de continuité. Aucune gloire ne mérite d’être contée, si elle doit se faire sur le dos de l’ensemble. Tous deux donc marquent de manière indélébile la possible ouverture d’une nouvelle « ère » historique qui consistera à la prise en charge de manière plus lucide et moins lâche de ce « problème ».

Oumar Ould Beibacar montre le chemin à ceux qui doivent, de leur propre gré, venir déposer leur témoignage. Maître Fatimata Mbaye ouvre un boulevard aux femmes – d’aujourd’hui et du futur - en démontrant comment un acteur, de la société chargé de veiller au respect des droits individuels et collectifs, doit agir en sollicitant les ressources d’une éthique de la responsabilité. La prendre, ici, dans son essence de totalité irréprochable qui valorise l’Humain.

Finalement, seule une parole libérée, de la hantise du remords et de la gloire individuelle, peut donner sens à cette quête de repos pour les âmes de nos morts, et permettre du coup la construction d’un à-venir apaisé pour l’ensemble des communautés mauritaniennes.

À l’éphémère visibilité, il faut préférer une lisibilité constructive.

PS : L’ « évocation de ce problème n’est qu’une manière d’inciter à la haine et à la division, car nous ne pouvons pas ressusciter les morts » (Monsieur le Président Aziz !).

Abdarahmane Ngaïde (BASSEL)
Dakar 29 Novembre 2014



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