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13-12-2015

19:45

«Il faut dépasser les injustices dans les textes juridiques et religieux»

El Watan - Rencontré lors de l’université d’automne des projets DémAR et Monde selon les femmes, organisée la semaine dernière par des associations féministes et des organisations de défense des droits humains, Youssef Seddik, philosophe et anthropologue tunisien spécialiste de la Grèce antique et de l’anthropologie du Coran, livre sa vision sur la condition des femmes dans les pays du Maghreb.

Pour lui, la période de l’Antiquité chez les Maghrébins est plus moderne que leur actualité. Il préconise, pour l’émancipation de la femme, l’implication de l’homme à ses côtés dans son combat et des mécanismes de dépassement d’une partie de la révélation divine qui correspond à une époque révolue.

Le Sénégal, pays musulman, a adopté la parité en politique : 50% des élus doivent être des femmes. Pourquoi les pays du Maghreb ont du mal à adopter la même mesure ? Ce n’est pas la seule particularité de ce pays béni qui s’appelle le Sénégal. Ce pays est un cas unique dans le monde musulman.

Il renferme 90% de musulmans qui ont accepté pendant douze ans un président chrétien, très catholique : Léopold Sédar Senghor. C’est quelque chose d’inimaginable chez nous, au Maghreb.

Demain, si nous avions un homme compétent en Algérie, au Maroc, en Tunisie ou en Mauritanie qui soit chrétien et qui se présente dans une quelconque élection, ne serait-ce pour gérer un petit village, il n’aurait aucune chance.

Léopold Sédar Senghor a présidé aux destinées d’un grand pays et personne ne lui a reproché sa confession parce qu’il était aimé, compétent, a milité pour l’indépendance du Sénégal et a eu du mérite. Puis il est sorti dignement, laissant la place à un musulman, Abdou Diouf. Cela doit être une leçon.

Pour la question de la femme, c’est exactement la même chose. Un pays qui est énormément populacier dans sa conception de l’islam, comme le Pakistan, a permis à ce que le pouvoir suprême soit donné à une femme, en l’occurrence Benazir Bhutto.

Quand une femme arrive au poste de chef de l’Exécutif, cela veut dire que dans les services, les cabinets, les grandes administrations du pays, le Parlement, la femme a déjà toute sa place. Donc, je crois que c’est lié aux pays arabes et non pas, tout à fait, aux pays islamiques. En Indonésie, au Bangladesh, il y a une certaine démythification de la femme.

Qu’en est-il dans les pays du Maghreb ?

Au Maghreb, il y a quelque chose de l’ordre du tabou beaucoup plus ancien que l’islam. Un tabou qui date de l’Antiquité. L’une des déesses du Maghreb s’appelle Tanit, elle était Amazighe et Phénicienne. Ce nom, dans la langue ancienne entre le sémitique et le chamitique auxquels appartiennent les Amazighs, signifie féminité.

De ce point de vue, notre Antiquité est plus moderne que notre actualité. L’actualité islamique, qui nous est parvenue il y a quatorze siècles, a installé durement le patriarcal comme un service de police et non pas comme une dynamique sociale.

Alors que tout le monde sait que c’est la femme qui supporte 70% de la peine de vivre, depuis la grossesse et l’enfantement jusqu’au ménage, la veille de l’économie domestique et l’éducation. Au Maghreb, lorsqu’on regarde la femme, c’est le modèle abstrait de notre maman, de notre sœur et de notre fille. Dès que nous voyons une femme qui n’est pas l’une de ces trois personnes, nous sommes dans l’adversité et donc, elle devient candidate à la victimité et à la répression.

On n’a pas compris que le texte fondateur de l’islam, qui est le Coran, ne peut pas lier l’humanité à une loi ponctuelle jusqu’à la fin des temps. Quand on lit dans le Coran ce qui est dit sur les femmes, au pluriel, nous avons l’impression que c’est Dieu qui dit que cela ne changera pas.

Or, il y a des traces de lois dans le Coran, écrites noir sur blanc, qui concernent quelque chose qu’on a dépassé, à l’exemple de l’esclavage. Il y a des textes qui gèrent l’esclavage dans le Coran, pourtant, aujourd’hui, l’esclavage est aboli et cette ère est révolue.

Donc, qu’est-ce qui empêche que les textes qui gèrent la condition de la femme à cette époque soient dépassés ? Il faut que les textes qui gèrent les rapports commerciaux, l’héritage… soient également dépassés, puisque ce sont des choses qui ont été édictées à une époque bien déterminée. Si les versets étaient aussi modernes que les exigences actuelles de liberté, personne ne serait devenu musulman.

On doit comprendre qu’il y a une partie de la révélation divine qui correspond à une époque et qui doit être dépassée. Il y a même les mécanismes de dépassement dans le texte, des ouvertures qui nous disent que tel ou tel aspect changera. Il y a évidemment une partie qui ne peut pas changer.

Quand quelque chose ouvre sur un horizon meilleur, il n’y a pas de contrainte dans la religion. Et faire la différence entre ces deux registres de la Révélation sera peut-être le début de la libération du Monde arabe et du monde musulman.

Dans le Monde arabe, seule l’Algérie a adopté la politique des quotas en politique. Qu’en pensez-vous ?

Je ne suis pas d’accord. Même en Tunisie, ils ont instauré un système qui fait que les femmes sont maintenues minoritaires. Les gens boudent quand il y a une liste de femmes et préfèrent une tête de liste masculine. Ce qui donne à chaque fois un très petit nombre de femmes dans les assemblées. C’est à peu près la même chose en Algérie, avec ce système de quotas.

A mon avis, il faut préconiser une parité complète. Rien que dans l’Exécutif, on ne perdrait rien à le faire et il se trouve que la femme a des compétences. Elle est moins sensible à la tentation de corruption.

Dans la proportion qu’on voit à l’œil nu, la femme est plus proche de l’honnêteté et de la véracité que l’homme. Elle sait que l’enfant qu’elle a mis au monde doit être heureux et éloigné de la corruption.

Je pense que l’Exécutif, car c’est plus facile à ce niveau des institutions, doit préconiser la parité totale et le reste suivra. Parce qu’on ne peut pas obliger, dans le cadre des élections, des gens à choisir une femme. Ce n’est pas démocratique.

Les femmes ont-elles une responsabilité dans leur condition ? La question de la femme relève-t-elle plus du combat idéologique ?

Oui. C’est comme dire «nous étions colonisés parce que nous sommes colonisables». Nous entendons souvent les femmes parler de liberté et de nécessité de dépasser certaines injustices dans les textes juridiques ou relevant d’une interprétation religieuse.

Mais je suis certain que devant les urgences de la vie quotidienne et la peur de perdre cette stabilité conjugale et ses enfants, de les voir de moins en moins après le divorce, elles se remettent à un plus grand asservissement.

Donc il y a un manque absolu de courage.Mais on ne peut pas demander le courage absolu à quelqu’un qui est lié comme la femme, liée à des urgences quotidiennes, à l’aspiration à la stabilité, à une décence de vie.

Partout dans le monde, la femme joue la coquetterie sociale. Elle souffre, mais elle fait semblant de ne pas souffrir pour les raisons que je viens de citer, surtout dans le domaine social et familial.

Gustave Flaubert, dans son livre Madame Bovary, a écrit une belle formule : «Dans tous les villages de France, il y a une Bovary qui pleure.» Et je peux reprendre cette citation et le dire selon le monde islamique dans lequel nous vivons : dans tous les villages du monde islamique, il y a une femme qui pleure et ne peut pas aller jusqu’au bout de sa révolte et de son désir de liberté.

Il faut que les deux forces de dépassement, l’homme et la femme, se conjuguent pour qu’on puisse avoir une meilleure société. Parce qu’une société où il y a deux énergies libres et productives et fécondes, c’est mieux qu’une seule énergie.

Nordine Douici



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