Cridem

Lancer l'impression
08-03-2016

19:00

L’« émir de la paix » : Aḥmed uld M’Ḥammed 1872-1891 ( 1) par Pierre Bonte

Adrar-Info - Conceptions ḥassân et zawâya du pouvoir politique dans la société émirale ouest-saharienne avant la colonisation

Résumé : Les émirats maures se sont établis, à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle sur la base de l’affirmation des valeurs tribales hassân, guerrières, et en opposition avec les valeurs religieuses assumées par un autre groupe social, celui des zawâya, qui développent une conception islamique du politique.

Le règne de l’« émir de la paix », Ahmed Ould M’Hammed, dans la seconde partie du XIXe siècle illustre la perméabilité de ces valeurs politiques, mais aussi les limites de celle-ci.1.

A maints égards, dans la galerie des portraits des grands personnages politiques de l’Adrâr, que j’ai contribuée à rassembler, et dont j’ai aussi souvent croqué les traits (Bonte, 1998a), la figure de l’émir Aḥmed Ould M’Ḥammed est bien particulière.

Non par les circonstances dramatiques de son règne – il succède en 1872 à son grand-père Aḥmed ‘Aydda, mort en 1861, au terme d’une longue crise de succession qui a vu l’assassinat de son père, M’Ḥammed, à l’initiative de deux de ses cinq oncles, ‘Uthmân et Muḥammed, qui périront un peu plus tard dans des guet-apens, il meurt lui-même assassiné en 1891 – qui relèvent du lot commun des émirs, mais par la quasi-sanctification de son règne dont l’on trouve de nombreux échos, historiques et contemporains, tranchant sur les caractères guerriers et une certaine indifférence à l’égard des affaires de la religion, que l’on attribue généralement à la famille émirale et à l’ensemble des Ḥassân.1

Un pieux émir


2.Tranchant avec l’absence de documents historiques qui a été le lot de mon travail sur l’Adrâr, je disposais d’une longue bibliographie consacrée à l’émir Aḥmed uld M’Ḥammed, au début de la période coloniale par l’interprète principal Mamadou Ba, en poste alors à Atâr.

Ce travail publié en 1929, complété en 1932 dans le cadre d’une étude plus générale de l’émirat entre 1&32 et 1908, qui prend en compte le règne d’Aḥmed Ould Sîd’Aḥmed (1891-1899) et la situation de l’émirat avant la conquête française (1909), est l’œuvre d’un personnage dont il est intéressant de comprendre le parcours.

3.Mamadou Ba est issu d’une grande famille halpulaar de la vallée du Sénégal, et des écoles françaises de « fils de chefs » au Sénégal. Musulman, sans doute adepte de la voie tijâniyya, connaissant parfaitement l’arabe, il est appelé au poste d’interprète principal d’Atâr en 1917, dans des conditions bien particulières : le précédent interprète, d’origine saharienne, avait épousé la sœur de l’émir Sîd’Aḥmed uld Aḥmed uld Sîd’Aḥmed, que les Français, après qu’il ait mené une longue résistance à la conquête de l’Adrâr, avait réinvesti comme émir en 1913 du fait de son prestige auprès des populations du massif.

Sîd’Aḥmed avait utilisé cette position de son beau-frère pour manipuler les autorités françaises et conforter, aux dépens d’autres tribus, les Idayshilli, les Kunta, les Awlâd Qaylân, ses pouvoirs émiraux.

Les difficultés qui en résulteront amèneront les autorités coloniales à changer l’interprète principal en place, avant que Sîd’Aḥmed ne soit temporairement destitué (1918-1920). Il en résultera une haine intense entre l’émir et Mamadou Ba.

4.D’où vient cet intérêt de Mamadou Ba pour l’histoire émirale de l’Adrâr ? Sans doute de sa formation double de lettré musulman et d’élève des écoles républicaines françaises. D’une certaine fascination aussi pour le pouvoir traditionnel qui s’explique par sa position sociale. De ses fonctions enfin d’interprète qui l’amènent à vivre dans les coulisses de cette histoire émirale, fut-elle soumise à la colonisation.

En 1932, année de publication de sa synthèse, Sîd’Aḥmed part en dissidence et, après avoir éliminé un détachement venu l’arrêter, il est tué par les troupes coloniales.

Les analyses de Mamadou Ba, tout en conservant une certaine objectivité, et en rendant compte précisément des faits historiques2, sont centrées sur l’opposition entre l’« émir de la paix », Aḥmed Ould M’Ḥammed, célébré pour son sens de l’État, sa foi religieuse et son souci de la justice, et l’« émir de la guerre », Aḥmed Ould Sîd’Aḥmed, le père de son « ennemi » Sîd’Aḥmed, dont les combats contre le Tagânt contribuent à la grandeur de l’Adrâr, mais qui incarne les valeurs ḥassân : bravoure certes, mais aussi esprit de pillage, de luttes civiles et familiales, sources d’anarchie et de désordre.

5.Cette mise en situation était nécessaire avant que je ne reproduise in extenso, le portrait que consacre Mamadou Ba à l’émir Aḥmed Ould M’Ḥammed :

« Solide de complexion, la taille ramassée, les jambes longues et bien musclées, l’allure martiale, mais dégagée de toute afféterie, le regard d’une inquiétante fixité rendu encore plus sévère par la couleur écarlate des yeux, la barbe avare, Ahmed Ould M’Hamed avait une physionomie peu attirante.

Il le déplorait surtout à cause de l’impression défavorable qu’elle pouvait faire naître chez ceux qui l’approchaient. Aussi, se préoccupait-il visiblement dans les audiences qu’il accordait, de rassurer ses visiteurs et de les mettre à l’aise.

Tout le monde avait les mêmes facilités d’accès auprès de lui, en quoi il différait de tant d’autres souverains de l’Adrâr. Bien qu’il fut doué d’une grande facilité de parole, il était peu communicatif et encore moins expansif. Il possédait le don de condenser sa pensée dans quelques idées claires et précises.

Il ne riait jamais aux éclats, et, devant lui, une attitude sérieuse était de rigueur pour tous. L’usage du tabac sous toutes ses formes était prescrit en sa présence; de même les plaisanteries légères. Il possédait un grand empire sur lui-même. Lorsqu’il sentait la colère le gagner, il se retirait seul sous sa tente et y attendait d’être affranchi de l’influence de « Satan », qu’il ne cessait alors de réprouver.

Dès son avènement, Ahmed ould M’Hamed se signala par la rigueur de ses principes et la simplicité de ses manières. Il détestait la coquetterie mais tenait à une mise décente. Il affectionnait particulièrement les effets provenant du village soudanais de Mourdiah, dont les procédés de teinture à l’indigo donnent aux vêtements une couleur qui flattait agréablement la vue et l’odorat des nomades de la haute Mauritanie.

De bonne heure, Ahmed ould M’Hamed manifesta pour les griots, dont l’influence sur les souverains indigènes est généralement aussi fâcheuse que grande, une invincible répulsion que l’âge et la raison devaient accentuer. Les audaces de ces bardes populaires où s’ébauchent habituellement des idylles et des intrigues et où la pudeur est souvent outragée, étaient formellement prescrites dans son entourage.

Néanmoins, il ne leur ménageait pas ses largesses, ainsi qu’il est de tradition dans l’aristocratie maure. Car Ahmed ould M’Hamed professait un véritable culte pour les traditions de ses ancêtres, et il entendait pratiquer tout ce qu’elles avaient de noble, de juste et de libéral.

S’il s’interdisait les plaisirs dont raffolent généralement ses pareils, par contre le jeune émir se passionnait pour l’étude. Doué d’une mémoire sûre, il avait appris le Qoran par cœur : il n’en devait rien oublier jusqu’à sa mort. Il étudia aussi le code de Khalil et ne cessa d’approfondir à la fois ses connaissances juridiques et canoniques. Mais c’est surtout de l’histoire qu’il était curieux, et de toutes les histoires celle des Abbassides l’enthousiasmait au plus haut point.

Peut-être nourrissait-il l’ambition de laisser le souvenir d’un digne émule de Haroun-Al-Rashid. Au fait, comme le grand calife de Bagdad, il exerça la souveraineté avec dignité et probité. Comme lui-aussi, il se préoccupait du bien-être de ses tribus. Sa sollicitude allait surtout aux gens sans défense, c’est à dire aux marabouts et aux tributaires. Sa clairvoyance avait discerné le rôle de premier ordre que ces castes pouvaient jouer dans le relèvement économique de son pays.

Le sentiment religieux chez Ahmed ould M’Hamed était vigoureusement enraciné. Même par les froids rigoureux, il ne manquait jamais de procéder aux ablutions qui précédent la prière. Durant le Ramadhan, il s’interdisait tout déplacement par vénération pour le mois sacré. Il se livrait isolément à de longues dévotions qui avaient fini par exercer une certaine influence mystique sur son caractère.

L’émir témoignait une grande considération pour les personnages religieux et surtout pour Cheikh Mohamed Fadhel ould Abeïdi qu’il ne cessa de soutenir contre ses rivaux. En retour, ce saint homme mit sans réserve à son service l’influence religieuse considérable qu’il exerçait sur les Oulad Ghaïlane »
(1929 : 545).

6.C’est bien certes le portrait d’un « saint homme », c’est à dire, dans les valeurs de référence saharienne, d’un zawi3 que nous trace là Mamadou Ba d’Aḥmed uld M’Ḥammed : austérité, simplicité et dignité du comportement personnel, éducation religieuse et respect des pratiques de l’islam, souci de la justice et sens aigu du bien collectif.

Les antécédents de Mamadou Ba et les circonstances de ses écrits l’ont-elles amené à forcer le trait dans le sens de l’hagiographie ? Sans doute pour une part, mais d’autres témoignages recueillis par Mamadou Ba ou moi-même sur l’émir vont dans le même sens.

7.L’étiquette d’« émir de la paix » attribuée à Aḥmed uld M’Ḥammed n’est pas pure invention de Mamadou Ba, pas plus que la réputation de justice et de paix civile qui entoure son règne et dont rend compte le poème suivant attribué à Ould Mubârak et contemporain de son règne :

« A partir de la paix imposée par Aḥmed Ould M’Ḥammed, personne ne peut plus voler à quiconque, si ce n’est les nouvelles. Il y a beaucoup à dire sur cela, contables et non contables, notamment en ce qui concerne les Awlâd Damân, Idayqûb, Idab-l-aḥsân et Awlâd al-Mukhṭâr.

Tous ceux qui étaient faibles sont devenus du fait de cette paix les plus forts, tous ceux qui étaient forts ont acquis du fait de cette paix un cœur d’outarde y compris les plus braves guerriers. Le corbeau de la peur ou le corbeau contre la peur4 est passé au dessus de la tête des faibles. Les pauvres peuvent maintenant se montrer avares vis-à-vis de n’importe qui.

A toi voyageur de dire à qui tu veux que cette paix s’est répandue dans le Tijîrit, Ishiq, Lakdâym, al-Grara, Nara et tout l’entourage de Tiwîlit, Ben ‘Amayra, ‘Aywân Laḥmar. Celui qui a imposé la paix dans tous ces endroits du Nord l’a imposé aussi à Agdâjit, al-Khatt, et à partir d’al-Khatt jusqu’à Atâr.

Sont construits côte à côte et face à face la tente et la tikît.5 Les nouvelles peuvent maintenant circuler librement. Tu peux avoir la nouvelle annoncée dans cette poésie avec les passants d’Agmûjit, de Néma et à travers Agassar.

Si tu viens à Atâr et que tu rencontres des étrangers à Atâr, à Shingîti, et la nouvelle de l’établissement de la paix est aussi partie avec les caravanes de Tishît, tous les gens qui entendent cette nouvelle savent franchement que je n’ai pas dit le quart de ce qui doit être dit concernant la paix d’Aḥmed uld M’Ḥammed6.»


8.Une série d’anecdotes, qui toutes concernent des tribus zawâya, vont dans le sens de cette hagiographie dont Mamadou Ba ne s’est pas fait le seul chantre. Je me contenterai d’en citer quelques exemples. En empruntant d’abord à Mamadou Ba :

« On raconte que désireux de manifester à M’Hammed ould M’Hamed leur reconnaissance pour la prospérité que l’état de paix avait valu à leur cheptel, les Ideïqoub lui envoyèrent de riches cadeaux portés par une délégation dont tous les membres étaient uniformément montés sur des chameaux de quatre ans. A la vue des notables, l’émir marqua ainsi sa surprise : « sans doute vos montures sont belles, mais qu’elles sont jeunes !». « Seigneur lui fut-il répondu, nous n’avons jamais réussi à en élever d’aussi grandes que depuis votre avènement » (1929 : 551).

Toujours du même auteur, le fait suivant met en évidence, non seulement l’appui intéressé des zawâya, mais aussi le consentement des ḥassân eux-mêmes à cette politique de l’émir :

« A la même époque attirés eux-aussi par cette prospérité, les Mechdouf qui vivaient jusqu’alors de pillages et de brigandages, tantôt accolés aux Oulad Delim, tantôt dans le sillage des Oulad Bou Sba, demandèrent à être admis en Adrâr.

L’intention d’Ahmed ould M’Hamed était de leur faire verser une forte contribution de guerre à répartir entre les marabouts ayant souffert de leurs pillages. Mais une délégation des Zouaïa conduit par le chef du ksar d’Atar, Ahmed ould Sidi Baba, vint lui déclarer que la fortune toute entière des Mechdouf ne suffirait pas à réparer tous leurs méfaits, que d’ailleurs les victimes de ces méfaits s’estimaient suffisamment dédommagées des pertes subies si les Mechdouf cessaient leurs incursions et rentraient dans la bonne voie.

Les Mechdouf prirent l’habitude de nomadiser avec les Abid Ahel Othman qui constituaient la garde de l’émir. La réunion de leurs deux groupements s’appela ‘hella zarga’ ou campement pie, les Abid étant noirs et les Mechdouf blancs. Parmi les guerriers qui se pressaient autour d’Ahmed ould M’Hammed, les Mechdouf El Koori ould Lekrama et El Hemada ould M’Haimed faisaient bonne figure (1929 : 549). »


9.Le renom d’Aḥmed uld M’Ḥammed dépassait les limites de l’Adrâr, ainsi qu’en témoigne une dernière anecdote, qui concerne les Tajâkanat du Trârza.

10.Ceux-ci avaient été chassés du sud par la famine et vinrent se réfugier dans l’Adrâr avec de nombreux moutons blancs7. Ils voulaient pâturer dans le Tîris, et ils envoyèrent à l’émir un certain nombre de cadeaux pour obtenir sa protection. L’émir refusa ces cadeaux et envoya à chaque tente une shanna (outre) de dattes et un mouton en guise de bienvenue.

Les Tajâkanat composèrent un poème où ils disaient entre autres : « l’émir ne ressemble pas à notre âne bleu », visant sous ce terme l’émir du Trârza. Ce poème lui ayant été répété, celui-ci les dépouilla de tous leurs biens pour trancher avec la générosité de son rival8.

11.L’image que voulait donner de lui Aḥmed uld M’Ḥammed s’imposait en fait aux ḥassân eux-mêmes, si l’on se réfère à ce récit qui explique l’origine du conflit entre l’émir du Trârza et celui de l’Adrâr, à la fin des années 1880 :

« ‘Amar Salûm, émir du Trârza, envoya une lettre à l’émir Aḥmed Ould M’Ḥammed pour lui demander l’une des juments ghzâlât, ceci en termes orgueilleux. Aḥmed Ould M’Ḥammed se fâcha et ‘Amar Salûm lui demanda pourquoi. Sur sa réponse il dit : « tu l’as mérité, car tu vis comme un zawi’. Aḥmed uld M’Ḥammed réunit sa jamâ‘a et dit : « je vais aller lui demander des comptes’.

C’était en pleine gatna et on lui objecta qu’il faisait trop chaud pour monter un ghazi. Il répondit : tant pis. Ils s’organisèrent et surprirent le maḥsâr de l’émir du Trârza à Tigent, entre Rosso et Nouakchott et la pillèrent une journée durant, tuant 55 hommes. L’émir du Trârza abandonna son épouse, son sarwâl (pantalon) blanc,9 son tambour et ses troupeaux.

Au retour ils furent poursuivis par ‘Amar Salûm qui avait un autre sarwâl posé en travers de son cheval. Il attaqua les gens de l’Adrâr au tiers du chemin du retour mais ceux-ci tuèrent à nouveau 12 hommes du Trârza et les mirent en fuite. Le sarwâl de l’émir fut saisi une seconde fois.

Les exilés de l’Adrâr au Trârza, sauf Laḥzam, attaquèrent alors l’émir Aḥmed Ould M’Ḥammed et lui coupèrent la route. Braḥîm Ould Mageyya dit alors : voilà nos cousins à combattre. Le combat a repris et les gens de l’Adrâr tuèrent à nouveau 15 des assaillants.

Le reste dut s’enfuir et ils se présentèrent devant Laḥzam dans le maḥsâr de l’émir du Trârza. Laḥzam leur dit : je savais que les choses se passeraient ainsi, car vous aviez affaire à des lions et vous ne deviez pas partir seuls »
10.

12La réponse d’Aḥmed uld M’Ḥammed, j’y reviendrai, est celle d’un guerrier ḥassân, et d’un émir jaloux de ses prérogatives et de son honneur. Se dessine ainsi une contradiction entre les conceptions ḥassân et zawâya du pouvoir politique, qui me servira de fil directeur pour relire, à travers les textes de Mamadou Ba, et mes propres informations alimentées de la riche tradition orale, le déroulement du règne d’Aḥmed uld M’Ḥammed.

Un homme d’État…

13.Deux expressions proverbiales, issues des milieux zawâya, permettront peut-être de mieux comprendre ce que j’entends ici par État : la première a la forme du proverbe :

« Pour tenir un bœuf, il faut une corde en peau de bœuf, et pour tenir le pays des Ahl ‘Uthmân il faut un homme des Ahl ‘Uthmân ».

14.Se conjuguent ainsi la dimension territoriale de l’émirat et son organisation dynastique, même si ce dernier terme est sans doute impropre (Bonte, à paraître), qui renvoie plus aux conceptions musulmanes du pouvoir qu’à l’organisation première des émirats.

« Il est préférable d’être sous la coupe d’un État injuste qu’en l’absence totale d’État ».

15.Cette phrase, prononcée par la jamâ’a de la tribu zawâya des Smâsîd, les propriétaires de la palmeraie d’Atâr, lorsque le colonel Gouraud, chef des troupes françaises, occupe la ville en janvier 1909, nous fournit de manière raccourcie l’essence de la conception zawâya du pouvoir émiral en Adrâr.

Ce pouvoir est injuste, ne correspond pas aux règles de la ḥisba, de la « commanderie du bien et de l’interdiction du mal », qui ne peuvent être appliquées par les Ḥassân, mais il est préférable à l’anarchie totale, et même aux tentatives d’État musulman que pourraient être tentées de mettre en application certaines tribus zawâya, en se référant à la tradition almoravide ou à celle de Sharr Bubba11. Vision volontiers eschatologique, mais aussi d’un grand réalisme, voire opportunisme, vis-à-vis des structures politiques en place.

16.La nature du pouvoir émiral, issu des hiérarchies tribales et des alliances factionnelles (Bonte 1982, 1997a, 1998a) s’inscrit dans un autre système de représentations et de pratiques politiques.

Il n’est pas totalement détaché de l’islam, comme en témoigne l’adoption originelle du terme d’émir (Abdel Wedoud ould Cheikh 1997), mais repose sur les alliances factionnelles qui permettent de sélectionner, dans une lignée émirale qui s’est constituée à la fin du xviiie siècle, les compétences individuelles et les réseaux cognatiques et affinaux qui favoriseront l’accession au pouvoir.

Celui-ci, structurellement, est lié à la dissidence (ajâr, de la racine JWR qui a donné simultanément ijâra, la protection due à l’étranger par exemple, et jâr, voisin, que l’on se doit de protéger, serait-ce sur le mode la réciprocité), qui dans cette société nomade se traduit par l’éloignement et l’exil (zawga).

C’est dans le cadre de ces pratiques de compétition, que ne peut gérer définitivement de génération en génération un principe de filiation agnatique, que se développent, et parfois s’épuisent, les enjeux politiques tribaux.

Cette atmosphère de constantes luttes civiles, et les principes hiérarchiques sur les bases desquelles les Ḥassân levaient sur les autres tribus des taxes constituées comme « injustes » par les Zawâya, ne pouvaient qu’alimenter la vision eschatologique que ceux-ci avaient de l’ordre politique émiral.

17.Comment et pourquoi se construit dans ce contexte l’image d’un émir homme d’État imprégné des valeurs zawiyya ? Il semble que se conjuguent les orientations particulières qu’Aḥmed uld M’Ḥammed a donné à sa politique, et une conjoncture favorable à l’émergence d’un ordre de nature étatique en Adrâr.

A suivre …./

Notes

1 Rappelons que la société émirale ouest-saharienne était divisée en trois ordres : les Ḥassân, guerriers, réputés d’origine arabe, au sein desquels se sont constitués les émirats ; les Zawâya, préoccupés de la gestion des affaires de l’islam et des activités économiques et commerciales ; les Znâga, considérés d’origine berbère sanhâja, tributaires des Ḥassân.

2 Sur cette période située entre 1872 et 1908, il a pu bénéficier, ayant été lui-même présent en Adrâr à partir de 1917, de témoignages directs de personnes ayant participé à ces faits.

3 Dont le modèle littéraire est le Shyam az-zawâya de Muḥammed al-Yadâlî rédigé au milieu du xviiie siècle par un membre de la tribu des Tashûmsha qui a été liée aux événements politiques qui ont accompagné, un siècle auparavant, Sharr Bubba : le conflit entre le mouvement théocratique initié par Nasîr ad-Dîn et les chefs ḥassân qui vont créer les émirats.

4 L’expression, « le corbeau est passé au dessus de la tête » signifie que la fin de la paix est arrivée.

5 Case sédentaire : le sédentaire et le nomade vivent en harmonie.

6 Shaykh uld Ḥamayti, Idayshilli, 3/6/1977, Atâr.

7 Il s’agit des moutons sans laine du sud, la plupart des moutons de l’Adrâr étant des moutons noirs à laine.

8 Aḥmed uld ‘Aleyya, Awlâd ‘Ammonni, 8/5/1975, Nouakchott.

9 Insigne du commandement au Trârza.

10 Ahmed uld Mageyya, Awlâd Salmûn, Awlâd Qaylân, 10/6/1981, Shingîti.

11 Voir note 3.



Les articles, commentaires et propos sont la propriété de leur(s) auteur(s) et n'engagent que leur avis, opinion et responsabilité


 


Toute reprise d'article ou extrait d'article devra inclure une référence www.cridem.org