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10-06-2016

19:45

La longue marche du roman mauritanien francophone

Traversées Mauritanides -Le roman mauritanien apparaît au début des années 1980. Professeur de littérature à l'Université de Nouakchott, M'Bouh Séta Diagana nous parle de sa longue marche.

« Est-ce qu’il y a une littérature mauritanienne ? », « Depuis quand écrit-on en Mauritanie ? », « Quelles sont les œuvres mauritaniennes ? », « Qui en sont les auteurs ? » Telles sont, en substance, les questions que l’on nous pose lorsqu’on se présente comme chercheur en littérature mauritanienne francophone.

Si ces interrogations peuvent paraitre parfois déconcertantes, souvent lassantes, elles n’en demeurent pas moins toujours légitimes, tant cette littérature demeure jeune et méconnue.

Si les Mauritaniens ont pu produire des œuvres de qualité et avec plus ou moins de succès, il faut reconnaitre que le contexte historique de la naissance d’une littérature mauritanienne de langue française et de la situation géopolitique du pays n’ont pas, pour ainsi dire, favorisé une véritable émergence de cette littérature.

A titre illustratif, la majeure partie des pays africains colonisés par la France et particulièrement ceux voisins de la Mauritanie, qu’ils se situent au Sud ou au Nord du Sahara (Mali, Sénégal, Algérie et Maroc) ont développé bien avant leurs indépendances une littérature d’expression française, alors que la Mauritanie n’a connu son premier texte qu’en 1965, soit 5 ans après son accession à la souveraineté internationale. Il s’agit d’un recueil de poésie : Poèmes peuls modernes[1] d’Oumar Bâ.

Quant au genre romanesque à proprement parler, il n’a vu le jour qu’en 1983 avec Rellâ ou les Voies de l’honneur[2] de Tène Yousouf Guèye. Dès lors, la première question à se poser est de savoir les raisons de ce décalage. Nous nous attellerons à retracer ici l’évolution et les principales tendances de ce roman, certes jeune mais qui connait depuis peu un certain dynamisme en raison des tensions sociopolitiques que connait le pays.

Une naissance par effraction

Nous pouvons dire que le roman mauritanien est né suite à un concours de circonstances très heureux. Pour célébrer son anniversaire, la maison d’édition panafricaine, les Nouvelles Editions Africaines (NEA) décide de consacrer une collection spéciale qui devait couvrir une vaste zone « géographique aux quatre vents de l’esprit fouettant l’ensemble africain, du Mozambique au Cap-vert, des frontières de l’Azanie à celles du Sahara. C’est ainsi que la collection rassemble des auteurs du Zaïre, du Sénégal, du Cameroun, de la Mauritanie… »[3]

Pour l’éditeur, une telle entreprise relevait de la gageure. Tout en reconnaissant que certains des textes retenus étaient d’une grande valeur littéraire, il s’empressait de noter que la valeur esthétique n’était pas le barème prioritaire ; l’essentiel étant « l’acuité ou la sensibilité avec lesquelles ont été perçues de situations critiques comme les guerres de libération, le désarroi des périodes de transition, le poids des familles … »[4]

L’acceptation du roman de Tène Youssouf Guèye par l’éditeur doit sans doute à ce projet idéologique. Jusqu’à ce jour, le roman continue à être perçu comme une œuvre ethnographique. A la lecture de ce texte, on est d’abord frappé par la méticuleuse attention que l’auteur accorde aux détails. Mais cela va de soi, car à notre avis, l’auteur a fait plus qu’une œuvre littéraire, un travail d’ethnologue sur la société pulaar de Mauritanie en général et celle de Kaédi en particulier.

Les voies, dont il est question dans ce texte, sont aussi des voix qui sont au nombre de trois. La première, plutôt heureuse, ponctue la célébration du mariage entre Hamma et Rellâ, événement béni par Dieu même en envoyant la pluie. Seulement l’hivernage fut de courte durée et les récoltes n’ont pas été à la hauteur des attentes d’où un exil inéluctable pour le jeune marié. C’est la voix de la fin des périodes fastes qui augure ainsi des moments difficiles pour Rellâ, la nouvelle mariée. Mais la troisième voix était la plus redoutée : c’était celle de la conscription, cette fatalité née avec la colonisation.

Après ce roman inaugural de Guèye, la Mauritanie n’a attendu qu’une année pour avoir un autre romancier, Di Ben Amar avec Ilot de peine dans un océan de sable[5]. La thématique est très proche de celle de Guèye, à la différence que l’action de son roman se déroule dans un univers sédentaire, alors que celle de Ben Amar se passe chez les nomades. La remarque est d’autant plus importante que Guèye est un écrivain noir et citadin tandis que Di Ben Amar est un Maure et nomade.

Globalement, l’auteur décrit avec tristesse mais aussi avec beaucoup de finesse les combats et le calvaire d’une civilisation à travers les souffrances et la déception de son héros Sidi qui s’est résigné à quitter son campement dans le nord mauritanien pour chercher fortune à Dakar. Mais, plus qu’un voyage c’était une aventure, une odyssée et à la fin ce fut la déception : « Le temps passait et avec lui un idéal qui provenait d’un long rêve qui était désagréable à vivre ».

A travers cette succession des faits allant du meilleur au pire, Youssouf Guèye met l’accent sur l’évolution de sa société aboutissant inévitablement à un drame à cause de quelques apports malheureux de la modernité. Le roman en s’ouvrant par un cri : « Yalali ! crie la voix solitaire, forte et claire » et en se refermant sur un autre « un cri poignant jaillit de leurs poitrines en même temps » sonne comme un cri d’alarme cherchant secours pour civilisation en danger.

El Ghassem Ould Ahmedou, auteur du Dernier des nomades[6], abonde dans cette écriture qui tire sa force plus dans son aspect ethnographique que par une valeur littéraire intrinsèque. Son roman peut être lu comme un appel au secours à même de sauver ce paradis où tous les sables du nord viennent s’échouer en mouvance au sud. Ce paradis est bien entendu la Mauritanie dont le cheptel est menacé par la sécheresse et par conséquent la disparition du nomadisme et du pastoralisme. Ce roman est intéressant aussi en ce sens que l’auteur situe la Mauritanie dans son double environnement africain et arabe.

Un autre roman, Le Réveil agité[7], de Harouna-Rachid Ly, s’inspire également de la Mauritanie, toujours sous un angle ethnique. Ce texte se fait largement l’écho du conflit des générations et la critique de la société des aînés toujours récalcitrants aux mariages exogamiques. Abdel Kader, le héros du roman pour avoir bravé les interdits sociétaux, en fera les frais. Lui qui avait choisi l’armée pour servir son pays, son pays le lui rendra bien, car le jour de son mariage, il est appelé au front pour diriger un escadron. A partir de ce moment, les langues se délient, puisqu’on voit à travers cet appel, l’acharnement d’une malédiction qui ne pouvait que s’abattre sur lui pour avoir osé épouser une femme de caste, bravant ainsi les coutumes de sa société. L’auteur va ainsi en croisade contre ces idées archaïques qui ne font pas avancer l’Afrique, un continent où la vie des hommes est conditionnée soit par des conflits interethniques soit par les castes.

Le dernier roman que l’on peut considérer comme ethnographique est celui de Bakari Mohamed Séméga, La Vierge du matin[8]. Le livre a été publié à un moment où on croyait que les romanciers mauritaniens avaient rompu avec ce style. Séméga évoque là les affres de l’infécondité, une des problématiques sociales les plus éprouvantes que vivent les sociétés africaines. Madjigui (qui veut dire 'on ne l’espérait pas', en langue soninké de l’auteur), pour n’être venue au monde qu’après dix-huit ans de mariage de ses parents, fille unique, a vu son mariage à dix-huit ans se transformer en drame populaire avec le décès de son fiancé et de sa mère, la nuit de ses noces. Madjigui, devenue par la force des choses un rebut social, une sorcière, est en duel perpétuel avec la société. Un enfer qui perdure depuis soixante-treize ans…

Une évolution dans et avec des souffrances

Pourtant, au début des années 1990, Moussa Ould Ebnou avec L’Amour impossible [9]et Barzakh[10] a essayé d’amorcer un tournant avec des thématiques moins figées dans le temps et dans l’espace. Ces deux textes sont plutôt d’inspiration futuriste et relèvent d’une littérature d’anticipation. Cet écart, par rapport aux préoccupations quotidiennes et nationales, n’a été que de courte durée, cependant.

Les romanciers préfèrent aborder leurs sujets de prédilection : les questions ethniques, les tares sociales, la cohabitation interethnique difficile entre Noirs et Arabo-berbères. D’ailleurs ce sont deux phénomènes de rare violence. L’esclavage et les événements raciaux de 1989 vont beaucoup inspirer les auteurs mauritaniens dès le début des années 2000.

Abdoul Ali War, avec Le Cri du Muet[11], Yacoub Ould Mohamed Khatari, Les Résignés[12], Mohamed Baba, Bilal[13], Ahmed Yedaly, Yessar De l’esclavage à la citoyenneté[14] et Beyrouk avec Et le Ciel a oublié de pleuvoir[15]. Tous évoquent l’une des tâches les plus noires de la société mauritanienne à savoir l’esclavage. Il s’agit malheureusement d’une pratique courante en Mauritanie, où des hommes, des femmes et des enfants sont maintenus dans des conditions inhumaines.

Exploités, parfois violés, les esclaves n’ont presque jamais d’identité propre, la leur est celle que leurs maîtres veulent leur conférer. Leurs enfants ne leur appartiennent pas à l’image des petits d’un animal qui reviennent de droit au propriétaire de la bête. La plupart de ces romanciers qui sont issus de cette classe servile, taillable et corvéable à merci, sont presque des accidents de parcours. Tout en dénonçant le calvaire de leurs congénères dans leurs textes, ils ne veulent pas pour autant se complaire dans une facile victimisation. Leurs héros, par leur persévérance et leur abnégation, finissent généralement par trouver leur place dans une société mauritanienne réputée féodale et conservatrice.

Puis arrive une autre catégorie d’auteurs qui reviennent sur le plus récent et le plus douloureux événement que la Mauritanie contemporaine ait connu. Il s’agit de Alassane Harouna Boya, avec J’étais à Oualata. Le racisme d’Etat en Mauritanie[16] et Méprise[17], Mahamadou Sy, L’enfer d’Inal : l’horreur des camps[18], Harouna-Rachid Ly, 1989 Gendarme en Mauritanie[19], Mama Moussa Diaw, Les Otages[20], Oumar Diagne, Serengeti à l’ombre du mal[21], Bios Diallo, Une Vie de Sébile[22], Safi Bâ, Les chameaux de la haine ou chroniques d’un vertige[23]et Isselmou Ould Abdel Kader, Le Muezzin de Sarandougou[24].

Leurs écrits dénoncent la discrimination, la ségrégation et le racisme dont sont victimes les Noirs mauritaniens. Cet « Apartheid » est matérialisé dans les textes par la spoliation des Noirs de leurs terres, de leur expulsion du pays, des tortures et massacres. Ces agissements ont atteint leur paroxysme en 1989 lorsque l’Etat mauritanien a profité d’un banal différend entre éleveurs sénégalais et agriculteurs mauritaniens pour déporter vers le Sénégal non seulement des ressortissants sénégalais établis en Mauritanie, mais aussi des Africains noirs de façon générale et surtout ses propres citoyens noirs mauritaniens accusés à tort d’être des Sénégalais ou d’avoir de la sympathie pour le pays d’Abdou Diouf.

Malgré le traumatisme vécu, les auteurs-narrateurs, (tous leurs textes sont soit autobiographiques, soit des autofictions), n’entendent pas faire d’œuvres revanchardes. S’ils dénoncent à travers leur narration ces cruautés c’est pour que les uns et les autres en prennent connaissance et conscience, afin que cela ne se reproduise plus et que tous les Mauritaniens, toutes origines confondues, se réconcilient et puissent aller de l’avant.

A l’issue de cette étude, il est aisé de constater que la littérature mauritanienne en général et le roman en particulier ont été confrontés dès le commencement à de nombreuses difficultés qui auraient pu simplement entraver leur éclosion. L’usage de la langue d’écriture n’a pas en effet été facile. Les premiers romanciers ont été quasiment coptés par leurs éditeurs tant la littérarité de leurs œuvres est sujette à discussions. Les générations suivantes, mues par un désir de réalisme, n’ont pas toujours privilégié l’esthétisme. Nonobstant tous ces aléas, cette littérature compte aujourd’hui en son sein des romanciers que la postérité retiendra. Les romans d’Abdoul Ali War, de Beyrouk, dans une moindre mesure ceux de Harouna-Rachid Ly et de Moussa Ould Ebnou peuvent être déjà perçus comme des classiques.

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[1] Oumar Bâ, Poèmes peuls modernes, Nouakchott, Imprimeries mauritaniennes, 1965

[2]Tène Youssouf Guèye, Rellâ ou les Voies de l’honneur, Dakar – Abidjan – Lomé, NEA, 1983

[3] Extrait de l’avant-propos à Rellâ, les Voies de l’honneur, NEA, Dakar – Abidjan – Lomé, 1983, p 7

[4] Op.cit, loc.cit

[5] Di Ben Amar, Ilot de peine dans un océan de sable, Paris, Pensée Universelle, 1984

[6] El Ghassem Ould Ahmedou, Dernier des nomades, Paris, l’Harmattan, 1994

[7] Harouna-Rachid Ly, Le Réveil agité, Paris, L’Harmattan, 1997

[8] Bakari Mohamed Séméga, La Vierge du matin, coll. « Liberté », Paris, sociétédesecrivains.com, 2009

[9] Moussa Ould Ebnou, l’Amour impossible, Paris, l’Harmattan, 1990

[10] Moussa Ould Ebnou, Barzakh, Paris, l’Harmattan, 1994

[11] Abdoul Ali War, Le Cri du Muet, Paris, Editions, Moreux, 2000

[12] Yacoub Ould Mohamed Khatari, Les Résignés, Paris l’Harmattan, 2004

[13] Mohamed Baba, Bilal, Paris, l’Harmattan, 2005

[14] Ahmed Yedaly, Yessar De l’esclavage à la citoyenneté, Paris, Cultures croisées, 2007

[15] Beyrouk, Et le Ciel a oublié de pleuvoir, Paris, Dapper, 2006

[16] Alassane Harouna Boye, J’étais à Oualata. Le racisme d’Etat en Mauritanie, Paris, l’Harmattan, 1999

[17] Alassane Harouna Boye, Méprise, Paris, Société des Ecrivains, 2005

[18] Mahamadou Sy, L’enfer d’Inal : l’horreur des camps, Paris, l’Harmattan, 2000

[19] Harouna-Rachid Ly, 1989 Gendarme en Mauritanie, Paris, Cultures croisées, 2007

[20] Mama Moussa Diaw , Les Otages, Paris, Société des Ecrivains, 2007

[21] Oumar Diagne, Serengeti à l’ombre du mal, Paris, Dianoia, 2008

[22] Bios Diallo, Une Vie de sébile, Paris, l’Harmattan, 2010

[23] Safi Bâ, Les chameaux de la haine ou chroniques d’un vertige, Sauveterre de Rouergue, Editions Ceux du sable, 2011

[24] Isselmou Ould Abdel Kader, Le Muezzin de Sarandougou,Nouakchott, 15/21, 2011



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