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29-07-2017

06:29

« Réinventons le progressisme, y compris au sein de l’islam »

Le Monde - Philosophe sénégalais et ancien élève à l’Ecole normale supérieure (ENS) de Louis Althusser et de Jacques Derrida, Souleymane Bachir Diagne enseigne à l’université Columbia, à New York.

Notamment auteur de Bergson postcolonial (CNRS Editions, 2011), L’Encre des savants. Réflexions sur la philosophie en Afrique (Présence africaine, 2013) et de Ma vie en Islam (Philippe Rey, 2016), il analyse les ressorts du retour de l’obscurantisme et de la grande régression mondiale et redéfinit les contours d’un progressisme adapté à notre temps.

La démocratie est-elle menacée par l’essor du populisme et de l’obscurantisme ?

Il y a deux mois, le Journal of Democracy publiait un sondage mesurant le degré d’adhésion des Américains aux valeurs démocratiques. La question posée était : en quoi considérez-vous que l’exigence démocratique est une chose cruciale ? Les réponses ont été comparées à celles d’un sondage similaire effectué dans les années 1930. Résultat : en 1930, 91 % des jeunes considéraient la démocratie comme cruciale, contre 57 % aujourd’hui.

On assiste à un désinvestissement de cette valeur fondamentale qui explique la crise de la représentation dont parle Raffaele Simone. Les populations elles-mêmes la placent derrière d’autres valeurs. Dans un monde où se répètent des attaques terroristes, on est prêt à céder certaines libertés démocratiques pour s’assurer davantage de sécurité.

C’est dans ce contexte que Donald Trump a été élu. Depuis Bush, j’ai constaté le mépris avec lequel tous les politiciens parlent de « Washington » comme symbole de l’establishment. Donc on écoute des candidats faire campagne pour représenter le peuple à Washington en tenant le discours politique du mépris et de l’hostilité contre « Washington ».

Le phénomène Trump s’est construit sur l’idée que lui, au moins, n’était pas l’un de ces politiciens qui ne demande qu’à s’installer dans les mœurs et usages de Washington une fois élu. Un positionnement qui lui a permis de survivre aux innombrables bourdes qu’il a faites et qui auraient détruit n’importe quel homme politique professionnel : elles devenaient au contraire un label d’authenticité. La vulgarité même sied aux populismes.

Et il y a l’obscurantisme. Les idées progressistes sont fondées sur la foi en la raison et en la preuve. Or voici qu’il faut aujourd’hui marcher pour la science, que la preuve ne semble servir à rien face à un scepticisme par principe devant la crise écologique ou devant ceux qui jugent qu’enseigner l’évolution ou le créationnisme est affaire de choix.

Comment les forces progressistes peuvent-elles se réarmer intellectuellement et politiquement ?

Dans ce contexte, que deviennent les idées progressistes ? Les fosses actives dans lesquelles elles ont prospéré n’existent plus. On assiste à une crise de la relation (que l’on considérait comme naturelle) entre ces idées et les forces progressistes que sont censés être les travailleurs.

On se rend compte que ce sont ces mêmes classes laborieuses qui ont voté massivement pour Donald Trump et les populistes ailleurs. Les forces progressistes sont donc celles qui sont entrées dans ce qu’elles appellent la « résistance ».

L’idée essentielle derrière ce mot est celle d’un repli sur des « sanctuaires ». Par exemple, mon université a décidé de ne pas collaborer avec les instances fédérales chargées de faire la traque aux illégaux, parce qu’elle refuse d’aller chercher un étudiant inscrit dans une université au motif que ses parents ont immigré quand il avait deux ans aux Etats-Unis.

Un Etat comme la Californie décide d’être leader dans l’action pour l’environnement. Cette idée de résistance est positive s’il s’agit de retrouver une capacité d’auto-organisation à la base, mais elle peut signifier aussi que les forces progressistes sont sur la défensive.

La gauche, qualifiée parfois de multiculturaliste, est accusée de préférer l’identité à l’égalité, le souci des minorités à celui des ouvriers. Partagez-vous cette critique ?

C’est un discours utilisé pour disqualifier des idées qui sont aussi progressistes. De manière générale, on assiste à un renversement : on considère les acquis sociaux comme des archaïsmes dont il faut se débarrasser pour emprunter le chemin du progrès.

Prenez les 35 heures, elles semblaient s’inscrire dans ce mouvement de réduction de la pénibilité du travail lancé depuis le XIXe siècle. Or, aujourd’hui, on entend qu’elles bloquent la société et qu’il faudrait s’en débarrasser pour embrasser la compétitivité, le maître mot.

Ce que l’on appelait des acquis sociaux est aujourd’hui considéré comme des conservatismes. Et c’est justement le conservatisme traditionnel de droite qui se présente comme modernisateur et ancré dans le progrès. La gauche doit se défendre d’être archaïque, là où la droite se dit décomplexée. Or, sur cette question du multiculturel justement, quand quelqu’un annonce représenter cette droite décomplexée, attendez-vous à ce qu’il dise des horreurs. C’est une posture.

L’islam n’est pas né le 11 Septembre 2001 et est d’abord une tradition intellectuelle et spirituelle qu’il faut connaître, que les musulmans, surtout les jeunes, doivent connaître

On revendique d’être celui qui va dire ce que personne n’ose énoncer, or aujourd’hui, les gens qui ne sont pas « politiquement corrects » sont nombreux, et finalement ils imposent leur discours : on assiste ainsi à un phénomène de transfert de ces idées vers des partis traditionnellement considérés progressistes. Sous couvert d’un refus du multiculturalisme et en agitant l’épouvantail du communautarisme, on fabrique de fausses alternatives.

Car quel sens a un choix entre « identité » et « égalité » ? La revendication des minorités n’est-elle pas lutte contre des discriminations et donc aussi pour l’égalité ?

Parlant de relance, il faut aussi s’intéresser aux germes de changement et aux motifs d’espoir. Le discours de la gauche n’est pas purement défensif, quand on voit les jeunes sur les campus s’organiser et passer à une forme d’offensive qui consiste à remettre en question les structures d’un système d’éducation et d’un marché des savoirs qui les font sortir de l’université totalement endettés. Bernie Sanders avait construit sa campagne sur cette question.

La gauche a-t-elle su penser l’immigration et la crise des réfugiés ?

Que la gauche soit passée à côté de la question de l’immigration, c’est une chose, elle ne doit maintenant pas manquer une réflexion plus globale sur les moyens d’y porter remède. Il faut qu’elle se demande ce que sont ses valeurs devant la détresse. On a dit qu’Angela Merkel a fait un calcul rationnel et capitaliste en acceptant d’accueillir plus d’un million de réfugiés dans un pays vieillissant qui en aura besoin. Mais, au fond, on retrouve aussi dans sa manière de réagir la fille de pasteur qu’elle est. Quelque chose d’éthique en elle a répondu à la détresse humaine.

L’idée d’humanité, qui peut sembler abstraite, est un principe régulateur qu’il nous faut toujours garder en tête. Et la gauche, tout particulièrement, n’a pas le droit d’ignorer ces valeurs, même si elle doit traiter cette question de l’immigration de façon pragmatique et rationnelle.

Comment le progressisme peut-il se développer au sein des particularismes religieux, et particulièrement de l’islam ?

Les religions en général portent en elles les réponses aux problèmes qu’elles sont en train de poser. D’un côté, les identités religieuses sont sans doute celles qu’il est le plus facile de tourner en des fanatismes meurtriers contre ceux considérés autres ­ – et vous avez alors raison de parler de « particularismes » ; mais, d’un autre côté, la religion est aussi source de cette idée universelle d’humanité dont je viens de parler, de cette notion que mon prochain n’est pas mon proche et qu’il m’oblige cependant.

Et j’ajoute que les religions sont aussi capacité de mouvement et de renouvellement. Il est bon que l’on s’avise, pour parler plus précisément de l’islam, que cette religion n’est pas née le 11 septembre 2001 et qu’elle est d’abord une tradition intellectuelle et spirituelle qu’il faut connaître, que les musulmans, surtout les jeunes, doivent connaître.

Deux ans après cette funeste date, un livre est paru avec un titre aux allures de manifeste : Progressive Muslims. On Justice, Gender, and Pluralism (« Musulmans progressistes. Justice, genre et pluralisme »). Quatorze intellectuels musulmans vivant aux Etats-Unis ont réfléchi ensemble dans cet ouvrage coordonné par Omid Safi à ce que signifiait le progressisme aujourd’hui dans le monde de l’islam. Au-delà de la seule qualité de leurs essais sur les thèmes énoncés dans le titre du livre, ces auteurs ont rappelé que leur démarche de « musulmans progressistes » continuait un mouvement, une tradition.

Quels concepts, dans l’islam, disent le mieux cette notion de « progressisme » ?


On peut proposer ihya, un mot qui signifie « revivification », ou tajdid, qui serait plutôt « renouvellement », ou ijtihad, qui est « l’effort d’interprétation » qui réactive une signification en fonction des temps qui changent. Le philosophe musulman Mohammed Iqbal a, en anglais, réuni sous le concept de « reconstruction de la pensée religieuse de l’islam » ces différents sens. En expliquant, pour l’essentiel, que la religion islamique devait se reconnecter à son propre principe de mouvement, sa capacité de revivification continue.

Penser et traduire cette capacité est la tâche dans laquelle nombre de « nouveaux penseurs de l’islam » sont engagés, pour évoquer ici le titre d’un livre de Rachid Benzine où certains d’entre eux sont présentés. Il est vrai que le mouvement des idées progressistes fait moins de bruit que les bombes, mais il a l’avenir pour lui.

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Souleymane Bachir Diagne

Né à Saint-Louis, au Sénégal, il est professeur de philosophie et d’études francophones à l’université Columbia. Spécialiste de l’histoire des sciences, de la logique et de la philosophie islamique, il a notamment publié Comment philosopher en islam ? (Philippe Rey, 2013) et, avec Philippe Capelle-Dumont, Philosopher en islam et en christianisme (Cerf, 2016).



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