Cridem

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28-08-2017

21:15

Pour une ethnicité dynamique et positive : admettre une évidence…

Ferloo - « Sot est le calao, rusée la perdrix,

Pourtant, il échappe aux pièges où elle se fait lier les pattes. »

(Vers de la chanson de la jeune fille Nandi, l’un des personnages du roman de Seydou Badian, Le sang des masques, Paris, Robert Laffont, 1976, p. 17.

Je débute ce texte par revendiquer mon statut de témoin-participant. C’est-à-dire un africain qui, sous l’injonction de l’ethnicité négative, a choisi d’aller rejoindre une société en pleine historicisation.

Je suis donc arrivé au Sénégal le 9 septembre 1989 avec cette idée tenace et têtue, après avoir contourné les gardes-frontières, poursuivre des études en histoire ; et le choix de Dakar était déjà mûr, contrairement à l’avis paternel, qui me voyait déjà en Tunisie.

J’étais venu…poursuivre et j’ai finalement rejoint. Il est donc du devoir de celui qui rejoint une méharée d’essayer de marcher à son rythme, et pour cela il faut bien qu’il s’adapte afin de parfaire son adoption.

Arrivé à 27 ans avec un tas de frustrations, chargé de stéréotypes qui classifient en discriminant. Pour tout dire, j’étais un peu « sauvage » civiquement, ethniquement et intellectuellement.Je devais donc passer par le tamis intellectuel, social, culturel et linguistique dans lequel je vivais réellement. C’est-à-dire-être– dans le flot de la production quotidienne du social -et donc du culturel…

Dans mon enfance, je n’ai jamais pensé que le fleuve Sénégal constituait une vraie barrière. Il était, à nos yeux, un véritable cordon, descendant des hauteurs de la Guinée, suivant ses méandres du Mali à la Mauritanie pour finalement s’éparpiller en mille fils de Ndar jusqu’à l’atlantique. Jamais mon identité ethnique ne m’avait si ébranlé.

En effet, ayant eu la « chance » de parcourir dans son ensemble tout le territoire mauritanien, suivant en cela les pérégrinations administratives du pater, j’ai eu donc l’exaltante opportunité d’apprendre mon pulaar dans le hassanya, idiome que je maîtrise encore comme si c’était ma seconde langue maternelle, d’où certainement cette attirance pour la musique arabe et orientale de manière générale. En Mauritanie, j’étais kowri – qualificatif qui désignait tous les Noirs vivant en Mauritanie avant que le conflit d’avril ne vienne confondre tout sénégalais à un kowri et de surcroît un être à éliminer -, toucouleur, haalpulaar et pullo, au Sénégal je suis redevenu « nègre dans le sens de la Négritude », haalpulaar, naaritanien et finalement M. Gaïndé tout court.

La culture wolof, que je connaissais à travers la grille de lecture haalpulaar, s’offrit à moi. Je la clame et déclame malgré ou grâce à mon accent de mbiidu. Et alors ! Elle est entrée en moi par un processus simple. Parce qu’elle est venue se loger dans son alvéole naturelle, c’est-à-dire l’espace qui sépare en les unissant les cultures pulaar et naar qui fondent ensemble une part de ma personnalité culturelle. Et bien ! je me surprends pensant, aujourd’hui, dans le « kalaama de Kocc » (kalaama est déjà arabe et Kocc un prénom « nègre ». Nous ne sommes finalement qu’un agrégat d’emprunts !).

Le pulaar était en train de devenir une langue académique dans mon for intérieur. Un processus bizarre qui s’opère quand on admet qu’il faut nécessairement arracher la culture de l’Autre, et ne jamais l’attendre pour qu’il vous l’offre toute naturelle. Il faut aller la chercher là où elle semble se cacher, comme on cherche sa cavalière afin de l’entraîner sur la piste de danse et la faire tourner. Et le français me permet de stabiliser et diffuser ensemble, en les condensant, les enseignements des trois autres philosophies.

À 27 ans, les choses semblent trop bien acquises et assises au point que l’individu pense qu’il lui est impossible de remettre sa pendule interne à l’heure qu’il vit au présent. Et pourtant c’est ce qui doit impérativement arriver pour être dans le processus de la résilience réflexive, et non dans celle qui anesthésie toute possibilité de discerner le vrai du réel. Il fallait définitivement exercer les ressources de son intelligence sur cette déchirure historique (hystérique !) et s’intéresser au réel dans lequel j’ai choisi de parfaire mon humanité en assumant ma posture de témoin-participant. Celui qui a pris en compte sa nouvelle souveraineté.

28 ans après je me sens exister dans la civilité sénégalaise la traversant de part en part, verticalement comme horizontalement, dans toutes ses dimensions. J’y suis et j’y reste, parce que je jouis de l’anonymat civil, citoyen de la République des Idées. C’est une prétention légitime. N’eut été cette citoyenneté offerte aux Africains par un seerer, je serai certainement dans les rues de Paris en train d’errer et de m’apitoyer sur ma supposée identité nègre.

Dès lors, mes questionnements sur l’altérité prirent une nouvelle dimension : penser la différence à partir de la déchirure historique. Enfin, assimiler une fois pour toute qu’un « coup de ciseau [permet] dans un seul mouvement à la fois » de créer, de fixer et de corriger (belle formule de Julien Gracq), c’est-à-dire en termes simples apprendre à coudre et non à recoudre. Attention le Sénégal n’est pas un laboratoire pour moi, mais le pays qui me donne et qui donne à plein d’autres individualités les possibilités de parfaire leur course vers l’Autre.

Je reste convaincu qu’un chercheur est naturellement un engagé. J’ai toujours pensé qu’un intellectuel africain et un intellectuel tout court ne peut atteindre ses objectifs qu’en considérant la connaissance comme le lieu ultime de sa propre libération par rapport à son propre être-dans-le-monde.

L’intellectuel est certainement celui qui peut se déprendre de tous « ses Soi (s) » pour prétendre penser le soi des autres et ainsi apporter sa contribution à la construction de l’en-commun. Je fais miennes les idées de l’ex-première dame du Mali Adame Ba Konaré (historienne du pouvoir) quand elle écrit ceci : « Le verbe, même lâché avec le maximum de précaution, ne sait jamais le sort qui l’attend, sinon que, dans la chimie de sa composition, il participe à l’éternel ensemencement de la terre » (L’os de la parole. Cosmologie du pouvoir, Paris, Présence africaine, 2000, p. 12).

Le texte que vous allez lire est un extrait d’un article à paraître dans le cadre des publications de Gorée Institute, et intitulé : « Culture, paix et démocratie : quels liens pour la paix et la stabilité en Afrique ? Un débat conceptuel et pratique toujours contemporain… ».

« Beaucoup d’écrits ont rendu déjà compte des réalités des ethnies ouest-africaines. Il serait donc inutile et vain de vouloir reprendre des choses déjà écrites, et par ailleurs discutées, mais de se poser la question redoutable à savoir comment faire afin de tirer profit de manière plus conséquente et productive des éléments positifs que recèle l’ethnie en tant qu’entité sociale éminemment politique, donc productrice du politique ?

L’ethnicité est un concept tellement discuté, de nos jours, qu’en parler devient de plus en plus suspect. Et pourtant sa réalité est plus que prégnante dans toutes les sociétés africaines et plus particulièrement en Afrique de l’Ouest, espace qui nous intéresse. D’ailleurs, sans les référents ethniques beaucoup de choses ne pourraient point fonctionner, car l’État en tant que structure anonyme et qui aurait dû prendre en charge l’ensemble des revendications et des aspirations de la population, ne répond pas et n’a semble-t-il jamais répondu aux exigences sociales internes, telles qu’elles s’articulent aux mentalités.

En effet, les entités sociales « traditionnelles » fonctionnent en parallèle et en relations complexes avec l’État en tant que structure gérée par des hommes issus de ces mêmes entités sociales. C’est comme si les individus sont, dans ces cas précis, obligés de se rabattre sur leur fratrie pour assouvir leurs besoins et répondre à la solidarité traditionnelle (« supposée ») qui a longtemps fondé les relations interindividuelles.

Ce ne sont pas les organisations ethniques en tant que structures – symboliques ou pratiques – qui posent problème, mais bien évidemment l’abus, le travestissement et la « diabolisation » de leurs mécanismes de reproduction qui conséquemment déstructurent toute la mentalité que nous en avons.

Donc notre appréhension de leur rôle réel dans l’équilibre social et leur efficacité politique s’en trouve biaisées, car l’ethnie est presque rejetée avec « dédain » alors qu’elle gère et irrigue les veines des sociétés ouest-africaines des plus traditionnelles aux plus modernes du XXe siècle et post-modernes du XXIe siècle. Et les politiques de décentralisation, initiées partout en Afrique de l’Ouest, vont ou ont réveillé plusieurs mécanismes de pouvoir qui s’inspirent des traditions dites ancestrales. Ces vieilles « légitimités » réclament leur visibilité en prétendant occuper toutes les instances de la République. Elles utilisent, manipulent voire abusent des modes dits démocratiques pour perpétuer leur lisibilité sur l’échiquier politique, culturel, social et économique.

Les ethnies n’ont jamais fonctionné comme des « catégories fixes et monolithiques », voire fermées. Bien au contraire, elles ont toujours épousé la forme d’ondes qui s’interfèrent et qui s’échangent leur énergie en fonction des enjeux de toutes natures ; enjeux sous-tendus par des projets en permanente discussion.

Les ethnies de l’Afrique de l’Ouest fonctionnaient (fonctionnent encore, dans leur version «post-moderne » !) comme des entités « politiques » et non plus seulement comme de simples ensembles biologiques fades dont l’objectif final serait la reproduction naturelle et « instinctive » d’une mythique communauté de sang. Cet unique objectif ne peut pas être toujours à la base de sa constitution comme entité et instance reconnue avec des règles, des coutumes, des modes de gouvernement, un terroir et toute une philosophie de la vie partagée et acceptée comme l’image condensée d’une morale et d’une éthique sociale à transmettre de génération en génération (comme son idéologie…).

Il nous semble que cette vision trop mécaniciste et utilitariste a pour résultat de vider l’ethnie de son véritable contenu politique. Alors que les fondements philosophiques des ethnies rendent compte d’une activité politique interne intense, et toujours porteuse de solidarité, car elle pose les jalons d’une avancée vers l’émergence et la consolidation des « interstices » sur lesquels « se négocient les expériences intersubjectives et collectives d’appartenance à la nation, d’intérêts communs ou de valeur culturelle [partagés] ».

L’ethnicité est une réalité prégnante, et en tant que structure organisant une communauté autour de mythes fondateurs et de partage de langages de la vie, elle fonctionne comme toute organisation. C’est-à-dire qu’elle édicte des règles propres et met en place des normes de comportements et de relations aux autres. Elle produit de la gouvernance dans le sens premier du terme, c’est-à-dire la maîtrise des hommes jusqu’à leur orientation sentimentale, voire le contrôle de leur sexualité.

Ce sont les individus issus des groupes qui, dans leur propre volonté, leur propre ambition politique, sociale ou économique, actionnent les ressorts les plus destructeurs de l’ethnicité au point qu’elle est toujours incriminée quand un conflit éclate dans un quelque coin du continent africain. Alors que prise dans son essence elle recèle des potentialités énormes qui pourraient faire advenir ce que Homi Bhabha [Cf. son livre Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007. Pour les citations, voir page 30] désigne sous le vocable d’« espaces interstitiels ». C’est-à-dire, ces espaces d’échanges qui s’établissent entre les communautés ethniques et qui se transforment en lieu de leur convergence possible. Ils deviennent comme des « sites innovants de collaboration et de contestation dans l’acte même de définir l’idée de société ».

Cette « contestation » ou plutôt émulation pose la question de la valeur de toutes ces cultures qui se sont toujours épanouies en parfaite harmonie avec d’autres. Il ne s’agit pas ici d’une volonté de revitalisation ethnique qui emprunte les chemins d’une nostalgie régressive ou d’un sentimentalisme quelconque, mais véritablement d’une profonde réflexion face à une évidence : l’homogénéisation forcée des cultures n’a aucune chance de réussir dans la mondialisation contemporaine.

Dès lors, nous pouvons nous poser deux questions d’abord celle de savoir « Comment les sujets [se forment-ils] dans « l’interstice » ou dans l’accès de la somme des « parties » de différence (en général conçues comme race/classe/genre, etc.) ? » et ensuite du « Comment les stratégies de représentation ou de prise de pouvoir en viennent-elles à se formuler dans les revendications concurrentes de communautés au sein desquelles, en dépit d’histoire partagée de privation et de discrimination, les échanges de valeurs, de significations et de priorités ne s’opèrent pas toujours dans la collaboration et le dialogue, mais peuvent être profondément antagoniques, conflictuels, et même incommensurables ? »

Appliqué à notre cas, ce double questionnement de Hommi Bhabha pose un crucial problème celui de la formation des individualités au sein de groupes constitués et les rapports que peuvent tisser ces différents groupes pour que leurs relations ne soient pas façonnées dans les seuls arcanes de conflits « incommensurables » en intégrant l’ensemble des ressorts culturels en présence pour leur redonner leur capacité d’invention et d’imagination du fait politique. C’est ce que nous appellerons l’ethnicité dynamique et positive parce qu’elle est productrice de discours, siège inéluctable de la manifestation de la volonté de puissance.

Cette ethnicité dynamique et positive a longtemps préexisté aux fonctionnements « modernes » des ethnies – telles qu’elles se reconfigurent aujourd’hui -, à leur mode de gouvernance, aux ambitions de leurs nouveaux entrepreneurs politiques et aux inflexions qui jalonnent leur propre trajectoire. [Ou plus exactement, les nouveaux entrepreneurs ethniques qui désignent, ici, les membres de l’élite intellectuelle, celle qui institue et entretient le débat autour de l’ethnicité négative des uns comme des autres, tout en n’empruntant les chemins d’une « sinusite sociale ». Pendant le même moment la population, en tant que manifestation du quotidien au quotidien, vit son ethnicité dans la sobriété d’un chahut sécularisé !]

Abordée sous cet angle, l’ethnicité ne peut pas être considérée comme un facteur bloquant pour une mise en cohérence de toutes les volontés politiques ayant pour vocation d’arriver à l’harmonisation des incohérences langagières qui peuvent caractériser les relations quotidiennes entre individus, ou entre les groupes qu’ils forment. Au contraire, elle permet de mieux comprendre cette notion d’ondes qui s’interfèrent et s’interpénètrent. Les périphéries des États modernes, par exemple, constituent des lieux où cette onde prend tout son sens.

Quoique que le concept d’ethnicité ait toujours été marginalisé, il a résisté à toutes les formes de gouvernance en imposant son mode de fonctionnement à celui dit moderne ou en « l’accompagnant » dans tous ses déploiements. Elle pénètre partout et règle les problèmes supposées être insurmontables, ou insolubles.

Il ne serait pas exagéré, aujourd’hui, de soutenir que nous sommes dans un processus de recomposition des ethnies sur d’autres bases et d’autres critères imposés par le contexte actuel du continent et du monde. Parce que tout en se globalisant, le monde reste traversé par des volontés de plus en plus particularistes. Elles se manifestent chez tous les « peuples » et cela préfigure, quelque part, la nécessité et l’exigence de prendre en compte cette aspiration naturelle au retour vers ce quelque chose qui semblait avoir disparu alors qu’il n’a jamais cessé de se modifier et de s’adapter aux contraintes et réalités qui dépassent largement son mode interne de fonctionnement.

Finalement, il s’agit d’arriver à bâtir des sociétés d’avenir, capables de défier le monde tel qu’il s’articule, en traçant leur propre destin selon les critères qui les gouvernent, afin de mieux transmettre, aux futures générations, des institutions renforcées par les multiples apports des réalités endogènes. Réalités qui sont jusque-là peu formalisées, et qui pourtant ont toujours servi et servent encore aujourd’hui de base de légitimation des actes quotidiens des citoyens.»

NB :Texte présenté lors du 5ème Symposium annuel de l’Institut, et consacré à « Gouvernance, paix et sécurité en Afrique » (Novembre 2016).

Abdarahmane Ngaïdé


Enseignant-Chercheur (Flsh/Ucad)



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