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06-10-2017

15:16

Monde arabe: l'emploi informel, un enjeu politique crucial

RFI - Dans un rapport sur « Le travail informel dans les pays arabes, faits et droits », présenté le 3 octobre devant le groupe de Delhi des experts au Bureau international du travail (BIT), Samir Aita, président du Cercle des économistes arabes à Paris, pointe du doigt les enjeux sociaux qui restent brûlants dans 13 pays, du Maroc à l'Irak.

A partir de statistiques locales, il dresse un constat informé et nuancé sur les pays du Maghreb (Mauritanie comprise), de la vallée du Nil (Egypte et Soudan), du Machrek et du Golfe (Bahreïn).

Six ans après les Printemps arabes, cette étude revient sur ce qui a déclenché les révolutions en Tunisie et en Egypte : l'arrivée massive de jeunes sur le marché du travail, soit 3 millions de personnes par an pour une population globale de 380 millions de personnes dans cette grande aire linguistique qui s’étend de l’Afrique à l’Asie.

Le tout, sans perspectives de trouver des emplois décents. Le rapport s'ouvre sur ces mots : « Tarek Mohamed Bouazizi (un Tunisien de 27 ans, ndlr), qui a allumé la flamme des Printemps arabes, n'était pas au chômage.

Il n'était pas un ouvrier agricole salarié comme son père, mais travaillait pour son compte. Son désespoir et son suicide - il s'est brûlé vivant - résultent précisément de la répression qu'il a subie parce qu'il était "informel", face à des lois qui se soldaient par la confiscation de ses moyens de subsistance ».


Un éclairage différent et informé

Samir Aita, économiste franco-syrien basé à Paris, président du Cercle des économistes arabes et ancien rédacteur en chef de la version arabe du Monde diplomatique, est de ces experts dont le franc-parler s'avère salutaire.

Lors d'une conférence sur la crise des migrants syriens organisée en décembre 2016 à l'occasion d'un rapport conjoint de la Banque mondiale et du Haut-commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), il déclarait déjà au blog ID4D que « les analyses ne tiennent pas compte des réalités ».

Il a préparé ce rapport pour le Réseau des ONG arabes pour le développement (Arab Network of NGOs for Development - ANND), pilotant des études faites pays par pays et s’appuyant sur les statistiques disponibles sur le plan national.

Il les a ensuite analysées et comparées, exécutant ainsi le troisième rapport de ce type, après une première étude financée par la coopération espagnole en 2005 (reprise dans Les travailleurs arabes hors-la-loi, L’Harmattan, Paris, 2011) puis en 2008-09 pour le Bureau international du travail (BIT). « J’y annonçais une situation ingérable qui allait exploser, mais le rapport n’a pas été publié », explique-t-il.

Il conclut ainsi à des parts d'emploi informel plus élevées que dans les statistiques de la Banque mondiale et des Nations unies, et note la persistance du phénomène jusque dans les secteurs publics au Liban, en Egype et au Bahreïn, ainsi que dans le secteur formel privé en Mauritanie.

L'exception des pays du Golfe

Premier message important du rapport : les travailleurs « au noir » sont pour la plupart des salariés. L'auto-emploi s’avère élevé en Mauritanie et au Soudan (plus de 40% des actifs), mais pas dans les pays du Golfe (moins de 15%), ni en Jordanie et en Egypte. La pauvreté des actifs, une constante, connaît des pics de 75% au Yémen et 44% en Egypte.

Second constat clé : les pays du Golfe, 19% des actifs du monde arabe (migrants compris), représentent une exception. Ils sont les seuls où la demande de travail s'ajuste à l'offre, en raison de l’afflux massif d’étrangers et du système de contrat de travail, qui fait qu'un migrant doit quitter le pays s'il n'a plus d'emploi. « Autrement dit, un pays du Golfe peut importer une année l’équivalent de tous les nouveaux arrivants sur le marché du travail en Egypte, un afflux colossal, et les renvoyer l’année d’après - une politique qui n’est possible nulle part ailleurs », indique Samir Aita.

Au Bahreïn, 37% des ressortissants du pays actifs relèvent de l'emploi informel, en tant qu'autoentrepreneurs, chefs d'entreprise ou même salariés du secteur public - notamment les femmes employées dans les crèches. Une part de 73% des migrants relève aussi de l'emploi informel. Ils sont présents pour 60% d'entre eux depuis moins d'un an, ce qui les empêche d'avoir accès à une couverture sociale.

Le tiers des actifs au Liban sont des migrants

En Afrique du Nord, 35% des actifs n’ont ni contrat ni couverture sociale en Tunisie, 39% en Algérie, 80% au Maroc et 86% en Mauritanie. En Egypte et au Soudan, l'activité informelle représente 59% et 77% des actifs, surtout des salariés en Egypte. Quant aux pays du Machrek, ils subissent de plein fouet les conséquences des conflits en Palestine, en Irak, en Syrie et au Yémen, qui ont provoqué des vagues massives de migrations.

En Irak, la part de l'informel s'élève à 52% des actifs, contre 50% en Jordanie, 60% en Palestine, 66% en Syrie avant la guerre en 2011, 73% au Liban et 81% au Yémen. Les taux sont encore plus élevés si l’on exclut les employés agricoles et ceux du secteur public.

Les migrants représentent pas moins de 37% des actifs au Liban (avec 18% de Syriens, 6% de Palestiniens et 13% d'autres nationalités, principalement des femmes employées de maison). « On fait des études sur les Syriens ou les Palestiniens au Liban, sans jamais agréger les statistiques pour des raisons politiques, parce que l’image qui en ressort s’avère choquante », relève Samir Aita. En effet, l'emploi informel concerne 90% des migrants contre 59% des Libanais.

Les solutions relèvent de la gouvernance et de choix politiques clairs, comme en Tunisie, où la présence d'une forte fédération syndicale a joué un rôle majeur dans l'extension de la sécurité sociale, jusqu’au travailleurs agricoles. Pour que la situation s’améliore ailleurs, et notamment dans les pays du Golfe, des syndicats, qui soient susceptibles de représenter aussi les migrants, restent à inventer. Une gageure. « Tant que les jeunes arabes n’ont de perspective que l’informel, leurs pays ne pourront pas retrouver la stabilité », conclut Samir Aita.

Par Sabine Cessou



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