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11-09-2018

19:45

Le contrôle empêché des ventes d’armes françaises

Le Monde Arabe - Deuxième temps de notre dossier sur les ventes d’armes françaises à l’Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis. « Il n’y a pas de contrôle démocratique, aujourd’hui en France, des ventes d’armes. » Ce constat, Aymeric Elluin, chargé de plaidoyer armes chez Amnesty International (AI) France, n’est pas le seul à le faire.

Depuis de nombreuses années, des ONG, militant pour le respect des droits humains ou l’arrêt du commerce mondial d’armes, mais également des politiques, donnent de la voix pour alerter sur le manque de transparence qui frappe le marché tricolore de l’armement. Dernier acte en date : l’appel lancé par 16 ONG au chef de l’Etat français, Emmanuel Macron, pour l’alerter sur la situation au Yémen, en guerre depuis quatre ans.

Et où des armes françaises, vendues à l’Arabie saoudite ou aux Emirats arabes unis (EAU), sont visiblement utilisées. Ce qui, si l’on s’en tient au Traité sur le commerce des armes (TCA) et la position commune de l’Union européenne (UE) – chargés d’encadrer les exportations d’armements des pays -, devrait inciter Paris à suspendre ses exportations d’armements aux deux pays.

Problème : le halo de fumée qui entoure ce commerce très particulier ne se dissipe pas, dans l’Hexagone, empêchant par là même les députés de contrôler l’action de l’exécutif.

Pré carré de l’exécutif

Un problème d’autant plus grave qu’il est quasiment impossible, aujourd’hui, de forcer la France à respecter les textes qui encadrent les ventes d’armes. « On retrouve des blocages à plusieurs niveaux » confirme Tony Fortin, chargé de mission à l’Observatoire des armements (Obsarm), l’une des ONG signataires de l’appel. « Le blocage politique, déjà, est lié à une prééminence du pouvoir exécutif sur les questions de ventes d’armes, qui se trouvent dans le giron du président de la République.

Ce qui n’incite pas les parlementaires, experts et autres professeurs d’université à s’emparer du sujet pour en faire un sujet d’intérêt public. »
Un constat que ne boudera pas Sébastien Nadot, député La République en Marche de Haute-Garonne, qui milite depuis plusieurs mois pour la création d’une mission d’enquête parlementaire.

« Les questions internationales et les ventes d’armes, c’est le pré carré de l’exécutif, ce ne sont pas des prérogatives pour les parlementaires » regrette-t-il. « C’est révélateur d’un fort conservatisme, d’une part, et d’autre part de l’extrême poids de l’exécutif par rapport au législatif. »

« Il y a deux raisons, aujourd’hui en France, qui expliquent l’absence de commission parlementaire sur le sujet des exportations d’armes. La première est la suivante : ce n’est pas dans la tradition française que le Parlement aille mettre son nez dans les affaires de la diplomatie. La seconde, c’est que le sujet des ventes d’armes est beaucoup travaillé dans l’ombre. » Sébastien Nadot, député français (LREM, Haute-Garonne).

Un déséquilibre, si ce n’est propre à la France, qui tend du moins à s’apaiser dans d’autres pays, selon Tony Fortin. « Plusieurs Etats européens ont avancé sur la question des ventes d’armes à l’Arabie saoudite, comme l’Allemagne, la Norvège, la Finlande ou la Belgique ».

Aymeric Elluin abonde : « La France devrait commencer à se questionner : en Belgique, le Conseil d’Etat a annulé des exportations ; au Royaume-Uni, la justice a reçu l’appel d’une ONG contre les ventes d’armes à l’Arabie saoudite ; en Italie, il y a une procédure judiciaire qui a été lancée ; et en Allemagne, une nouvelle politique d’exportation des armes. »

Quant à l’Espagne, elle vient de suspendre la livraison de 400 bombes à guidage laser à Riyad, et a le mérite de relancer un peu le débat sur les exportations d’armements à des pays en guerre. Même si pour Barah Mikaïl, chercheur spécialisé sur le Moyen-Orient, il en faut plus pour faire dévier Paris de sa politique d’exportations d’armes. « Je ne vois pas la France revoir sa position vis-à-vis d’un pays qui reste vital tant d’un point de vue commercial que diplomatique » estime-t-il.

Sans compter qu’Emmanuel Macron souhaite fortement développer l’Europe de la Défense, l’un des piliers les plus avancés de la relance européenne. Et devrait veiller, bien entendu, à ce que les exportations d’armes perdurent.

Faille juridique colossale

L’autre blocage est de nature juridique. En matière de droit international – dont relèvent le TCA et, dans une certaine mesure, la position commune de l’UE adoptée en 2008 -, les litiges naissent souvent entre Etats ; il est difficile, pour un particulier – ou plusieurs, regroupés au sein d’une association par exemple -, d’attaquer un pays en justice pour le forcer à respecter un engagement international.

Dans le cadre des exportations d’armes, « il faudrait montrer qu’un matériel français a participé à la commission de crimes de guerre ; il faudrait établir que la France n’a pas respecté le Traité sur le commerce des armes ni la position commune, au motif qu’elle n’a pas observé l’évaluation du risque obligatoire pour vendre des armes » explique Aymeric Elluin.

Du jamais vu, selon lui, d’autant plus que la position commune ne peut être invoquée par un citoyen européen au cour d’un procès. C’est ce qu’avait indiqué Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, en 2016, après qu’un député l’avait interrogé sur le commerce des armes de la France.

« Du point de vue du droit interne, le Conseil d’Etat [la plus haute autorité de l’ordre juridictionnel administratif, qui sanctionne ou conseille l’administration française, ndlr] a confirmé que les positions communes ne créent d’obligations qu’entre les Etats membres de l’UE et qu’elle ne sont pas invocables par les particuliers devant les juridictions nationales. »

Une décision qui ne fait pas les affaires des anti-commerce des armes. Ni même celles des personnes qui souhaitent simplement en connaitre les méandres administratifs et politiques. « Si la jurisprudence est avérée, en aucun cas la responsabilité de la France ne pourra être engagée pour non-respect de la position commune, regrette Aymeric Elluin.

L’Etat est donc pleinement souverain et peut faire ce qu’il veut, alors qu’il exporte des armes en notre nom à tous. Il y a donc une faille juridique qui est colossale. »
Surtout si l’on considère le mille-feuille administratif et le nombre de personnes intervenant dans le processus des ventes d’armes.

« Le mécanisme d’octroi des licences aux entreprises pour exporter leurs armements a été parfaitement pensé pour que les responsabilités soient diluées, renseigne Sébastien Nadot. Nous avons le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, les services du Premier ministre, mais aussi ceux de l’Elysée, ainsi que les services du ministère de la Défense, du ministère des Affaires étrangères et du ministère de l’Economie.

Au bout d’un moment, c’est problématique, parce que notre pays peut faire n’importe quoi et on ne trouvera pas de responsable. Un peu comme l’affaire du sang contaminé, dans les années 1980, où on ne trouvait aucun responsable. On a fini par accuser le ministre de la Santé, puis circulez, il n’y a plus rien à voir. »


Source : secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale « Vraie fausse commission d’enquête »

Pour Tony Fortin, la question des ventes d’armes en France – de leur contrôle surtout – relève aussi d’ « un blocage global, notamment lié au lobbying des Etats acheteurs – l’Arabie saoudite, les EAU, le Qatar, etc. – qui empêche le débat de s’ouvrir dans la presse, mais également au sein du monde politique. »

Mais ne faut-il pas regretter, plus généralement, un certain manque d’intérêt qui frappe les exportations d’armes tricolores ? Selon Sébastien Nadot, « le problème c’est que ma question touche le Yémen et aujourd’hui tout le monde s’en fout. J’ai été sidéré par la très maigre couverture médiatique de ce pays au mois d’août de la part des grands médias français. » Le député de Haute-Garonne de raconter que, « quand l’affaire Benalla a éclaté, elle a débouché sur une vraie fausse commission d’enquête.

On était en session extraordinaire et les textes de l’Assemblée nationale disent bien qu’en session extraordinaire on n’ouvre pas de commission d’enquête. »
Sauf, visiblement, quand un dossier intéresse l’entourage direct du président de la République. « J’ai véritablement bondi en voyant cette fausse commission d’enquête mise en place en 24 heures, alors que celle que l’on demande sur les ventes d’armes n’a toujours pas abouti en plusieurs mois, confie Sébastien Nadot. Comme quoi, quand les médias convergent et s’agitent sur une question, ça permet d’avancer. »

Ce dernier de reconnaitre, tout de même, une évolution des mentalités, en France, sur le sujet. « Malgré une omertà à la française, je pense que le verrou va sauter ; en discutant un peu, on s’aperçoit qu’il y a une prise de conscience. Certains disent clairement que ce n’est plus possible d’avoir ce mode de fonctionnement.

Et l’opinion publique, de manière générale, en a ras-le-bol ».
Quant au gouvernement français, il « se doit d’être extrêmement vigilant sur les ventes d’armes à l’Arabie saoudite, estime le député. Les ministres savent qu’ils ont potentiellement une commission d’enquête au-dessus de la tête et ils n’aiment pas ça. » En décembre dernier, des livraisons d’armes, pourtant prévues, ne se sont pas faites, explique-t-il en guise d’exemple. Avant de reconnaitre que « cela reste insuffisant pour faire infléchir totalement la politique de la France en la matière. »

Ventes d’armes à l’Arabie saoudite : « Où en est la démocratie française ? » Dossier spécial

1. Des armes françaises au Yémen ?

2. Le contrôle démocratique empêché

3. Le réveil de l’opinion publique




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