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Liban : l'élite corrompue bloque le sauvetage économique du pays
Le Journal du Dimanche - Le pays, dirigé par un système politique clientéliste, traverse une crise économique historique. Jean-Yves Le Drian est attendu à Beyrouth la semaine prochaine alors que les négociations avec le FMI patinent.
Licenciements, fermetures quotidiennes d'entreprises et de magasins, explosion du prix des denrées de base, des salaires devenus insignifiants, la livre libanaise ayant perdu sur le marché noir près de 80% de sa valeur face au dollar…
Les drames humains se multiplient dans cette crise économique historique.
Le Liban se noie, mais ses gouvernants ne font rien pour le secourir. Descendus dans les rues par dizaines de milliers à l'automne 2019 pour exiger le départ d'une classe dirigeante intrinsèquement corrompue, les Libanais ne croient plus au changement.
Des réformes qui se font attendre
Si une poignée d'activistes continue de se mobiliser, la majorité de la population n'a plus la force de lutter contre une oligarchie politico-financière qui, après avoir mené le pays à sa faillite, entrave désormais son sauvetage. "C'est irréel, ça fait sept mois que tous les acteurs politiques et financiers sont atones, les Libanais comprennent qu'il n'y a personne pour tenir la barque", s'alarme Karim El Mufti, professeur de droit à l'université La Sagesse de Beyrouth. "Le chemin est là devant nous, mais ils refusent de l'emprunter", poursuit le chercheur.
En défaut de paiement, le pays a un urgent besoin d'une injection massive de liquidités. Il a amorcé en mai des négociations avec le Fonds monétaire international (FMI). Ce recours reste la seule planche de salut pour le Liban, qui a épuisé sa crédibilité auprès de ses bailleurs de fonds traditionnels, lassés de voir leurs investissements dilapidés. Parmi eux, les monarchies du Golfe mais aussi la France, à l'origine de moult conférences internationales d'aide au pays.
L'argent promis lors de la dernière en date, la Cedre (Conférence économique pour le développement du Liban par les réformes avec les entreprises) en 2018, n'a pas été débloqué, faute de volonté côté libanais d'engager les réformes réclamées par les parrains de cette initiative. Le processus du FMI obéit à la même exigence : la mise en oeuvre par Beyrouth d'une série de mesures détaillées dans le plan de redressement économique adopté fin avril par le gouvernement. Approuvée par le FMI, cette feuille de route prône notamment une restructuration du secteur bancaire. Celui-ci a servi pendant des décennies d'antichambre aux "relations incestueuses" entre politiques et financiers, prévoyant de faire assumer aux plus grands déposants – un millier d'individus – l'essentiel des pertes du pays.
Inertie de la classe dirigeante
Cette perspective donne des sueurs froides aux principaux concernés. "Des hommes politiques qui sont aussi actionnaires des banques se livrent depuis trois mois à un lobbying très intense pour mettre un frein au plan gouvernemental", indique Karim Bitar, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Cette résistance acharnée des barons de la kleptocratie libanaise prend la forme d'une bataille des chiffres, la Banque centrale et ses succursales s'efforçant de minimiser l'ampleur des sommes évaporées, estimées à 85 milliards de dollars par l'exécutif. "On est face à une oligarchie qui se serre les coudes. Des membres de partis radicalement opposés se retrouvent en train de défendre leurs intérêts privés", observe l'expert.
Ces blocages ont déjà poussé deux négociateurs libanais dans ces pourparlers à rendre leur tablier. "Le régime montre ses pires relents", avait fustigé le directeur général du ministère des Finances, Alain Bifani, en annonçant fin juin sa démission. A quatre reprises, le FMI est sorti de son habituelle réserve. "Aucune avancée" n'a été enregistrée dans les négociations, a déclaré hier sa directrice, Kristalina Georgieva.
L'inertie de la classe dirigeante risque d'avoir des conséquences irréversibles sur le pays : la moitié de la population vit déjà sous le seuil de pauvreté. Le spectre d'un scénario à l'irakienne, avec "un effondrement de l'Etat central", n'est plus à exclure, selon Karim Bitar.
En première ligne parmi les chancelleries occidentales sur le dossier libanais, la France est très inquiète. Jean-Yves Le Drian est attendu cette semaine à Beyrouth, où il doit officialiser l'octroi d'un soutien aux écoles francophones, pilier existentiel de l'influence française dans le pays, dramatiquement éprouvées par la crise. Mais cette visite va bien au-delà.
Le 8 juillet, le ministre des Affaires étrangères avait directement interpellé les gouvernants du pays du cèdre depuis le Sénat. Il leur avait lancé : "Aidez-nous à vous aider, bon sang!"
Par Philippine de Clermont-Tonnerre