22:00
Pêche mauritanienne : richesse convoitée, gouvernance fragilisée et impératif d’une refondation durable
Bordée par l’océan Atlantique sur 754 kilomètres, la Mauritanie détient l’une des zones maritimes les plus prometteuses d’Afrique. Son littoral, nourri par l’upwelling canarien, constitue un véritable eldorado halieutique qui attise depuis des décennies les appétits de puissances étrangères et de flottes industrielles.
Mais derrière cette abondance marine se cachent des réalités plus contrastées : une gouvernance fragilisée, des accords inéquitables, une exploitation mal encadrée, un déficit criant de transformation locale et une faible retombée sur les populations côtières.
En effet, la majorité du poisson capturé quitte le pays à l’état brut, sans traitement ni valorisation sur place, privant ainsi l’économie nationale de milliers d’emplois potentiels et de revenus supplémentaires. Le pays, malgré son potentiel océanique exceptionnel, peine à traduire cette richesse en prospérité partagée et durable.
D’où l’urgence de repenser en profondeur le modèle halieutique mauritanien, à travers une réforme structurelle, équitable et inclusive, seule voie pour faire de la mer une véritable locomotive de développement social et économique.
1. Potentiel halieutique et pression sur les ressources
La Mauritanie dispose d’un potentiel halieutique exceptionnel. En 2023, la production maritime a atteint 1,53 million de tonnes, un volume stable par rapport à l’année précédente (IMROP, Rapport annuel 2024). Cette production est dominée par les petits pélagiques (sardinelles, chinchards, maquereaux), qui représentent environ 73 % du volume total, soit près de 1,12 million de tonnes.
Les céphalopodes, principalement le poulpe (Octopus vulgaris), atteignent environ 38 400 tonnes, et génèrent près de 40 % de la valeur marchande des exportations halieutiques (SMCP, 2024). Les espèces démersales et thonidés (dorades, mérous, rougets, bonites, thons) pèsent pour environ 130 000 tonnes, tandis que les crustacés et autres céphalopodes complètent la production avec près de 20 000 tonnes.
Depuis 2000, la production globale a crû de +76 %, témoignant d’une intensification marquée de l’exploitation. Toutefois, des signaux d’alerte préoccupants apparaissent : selon l’IMROP, plus de 40 % des stocks sont aujourd’hui pleinement exploités ou surexploités. Le poulpe, en particulier, est capturé à plus de 70 % de sa capacité biologique durable.
De plus, la flotte étrangère (européenne, asiatique, turque) exploite environ 70 % des quotas autorisés, ne laissant que 30 % à la flotte nationale, principalement artisanale (Ministère des Pêches, 2022). Cette situation interroge à la fois la souveraineté et la durabilité des ressources marines.
2. Accords de pêche : déséquilibres économiques et gouvernance fragile
Le cadre réglementaire mauritanien s’est renforcé avec le Code des Pêches (2015) et le Plan d’aménagement des pêcheries. Cependant, leur application reste inégale. La licitation opaque des quotas, la multiplication des licences octroyées à des partenaires étrangers (notamment chinois, turcs et russes), et le faible contrôle des captures favorisent la surexploitation et alimentent le braconnage.
Le 9ᵉ protocole UE–Mauritanie (2021–2026) prévoit une compensation annuelle totale de 57,5 millions d’euros (Commission européenne, 2023), répartie ainsi :
● 16,5 M€ pour l’accès aux ressources ;
● 16 M€ pour le soutien sectoriel ;
● environ 25 M€ de redevances des armateurs européens.
Pourtant, la valeur estimée des captures réalisées par les flottes européennes dans la ZEE dépasse 300 millions d’euros par an (FAO, 2023 ; IMROP, 2023), soit plus de cinq fois le montant de la compensation versée. Ce fort déséquilibre économique illustre une répartition inéquitable des richesses.
Selon l’IMROP (2023) :
● 70,1 % des quotas attribués sont exploités par des navires européens ;
● moins de 1,9 % des captures sont débarquées sur le sol mauritanien ;
● moins de 5 % des produits sont transformés localement.
Par ailleurs, le soutien sectoriel annuel de 16 millions d’euros manque de transparence quant à sa gestion et son impact réel (Sid’Ahmed Ould Abidine, 2023).
La gouvernance du secteur pêche demeure fragile, marquée par :
● une gestion opaque dans l’attribution des licences ;
● une prolifération des licences accordées à des flottes non européennes ;
● une application partielle du Code des Pêches ;
● un contrôle insuffisant des captures et débarquements (Ministère des Pêches, 2023).
3. Pêche artisanale : un pilier négligé mais stratégique
La pêche artisanale emploie près de 20 000 pêcheurs et fait vivre plus de 60 000 personnes, notamment dans les communautés côtières (Ministère des Pêches, 2024). Malgré cette importance socio-économique, elle reste marginalisée et vulnérable.
Parmi les obstacles majeurs figurent : la concurrence déloyale des navires industriels, l’accès limité aux infrastructures de débarquement (notamment à Nouadhibou, Tanit, Ndiago), une flotte vétuste, et une faible valorisation des produits liée à l’absence de chaînes de froid et de moyens modernes de conservation.
Le Chantier Naval de Mauritanie (CNM), censé jouer un rôle structurant dans le renouvellement de la flotte artisanale, opère en sous-capacité. Sa production annuelle, estimée entre 30 et 50 unités, reste très en deçà des besoins nationaux. Ce déficit s’explique par des équipements obsolètes, un sous-financement chronique et surtout un déficit d’accompagnement institutionnel de sa stratégie industrielle.
Par ailleurs, les femmes, qui assurent plus de 70 % des activités post-capture (transformation, séchage, commercialisation), évoluent dans des conditions précaires, sans infrastructures adaptées ni statut reconnu. Leur structuration, l’accès à des unités modernes et un appui institutionnel ciblé s’imposent pour garantir une inclusion effective dans les réformes du secteur.
4. Une valeur ajoutée nationalement dilapidée
La Société Mauritanienne de Commercialisation du Poisson (SMCP), acteur clé du secteur, joue un rôle central dans l’exportation et la commercialisation des produits halieutiques. Malgré cette position stratégique, la SMCP fait face à des défis majeurs liés à une faible intégration locale et à un déficit en infrastructures modernes pour la transformation.
La Mauritanie reste principalement un pays exportateur de poisson brut, avec moins de 12 % des produits halieutiques transformés localement. En 2023, les usines de farine ont transformé environ 150 000 tonnes de poisson, générant 25 000 tonnes d’huile, principalement exportées vers la Chine et d’autres marchés asiatiques (AMPEM & Greenpeace Afrique, 2024).
Ce modèle de commercialisation favorisé par la SMCP contribue à une dilution des bénéfices pour l’économie nationale et limite la création d’emplois locaux à forte valeur ajoutée. Il engendre également une dilapidation des ressources nutritionnelles essentielles, alors que 70 % des enfants mauritaniens en zones rurales ne consomment pas de poisson frais au moins une fois par semaine (FAO & PAM, 2023).
5. Contribution économique : un potentiel largement sous-exploité
La SMCP perçoit près de 300 millions de dollars américains par an au titre des taxes, redevances et exportations. Cette manne illustre l’importance stratégique du secteur, mais elle est accompagnée d’une gouvernance problématique qui limite la traçabilité, la transparence et la redistribution équitable des revenus.
L’organisation reste non digitalisée, restreignant la traçabilité des opérations. Des pratiques clientélistes affectent les recrutements et promotions, fragilisant la gouvernance interne. Le service à la clientèle est insuffisant, la communication d’entreprise quasi inexistante, et aucun projet innovant ne permet une valorisation moderne des produits.
Moins de 15 % des ressources sont affectées aux collectivités locales ou au développement des infrastructures portuaires (Ministère des Finances, 2024). Malgré son rôle central, la SMCP peine à impulser une dynamique de transformation locale, limitant ainsi la contribution économique et sociale du secteur.
Malgré son importance symbolique, la pêche ne représente que 6,3 % du PIB, soit 720 millions USD, équivalant à 40 % des exportations totales, contre 25 % pour le secteur minier soit 2,9 milliards USD, équivalant à 63 % des exportations.
6. Pêche continentale : oubliée et marginalisée
La pêche fluviale et continentale, bien que marginale économiquement, joue un rôle vital dans les régions du Gorgol, Brakna, Guidimakha et Trarza. Cependant, elle reste absente des politiques publiques structurantes.
En 2023, moins de 2 % du budget du ministère a été alloué à ce sous-secteur (Direction de la Pêche Continentale). Aucun programme d’équipement ou de modernisation n’a été financé pour les pirogues de rivière, accentuant la vulnérabilité des pêcheurs locaux.
7. Défis et perspectives pour une refondation durable
Pour sortir de cette gouvernance fragmentée et de la logique rentière, il est impératif de repenser l’ensemble de la chaîne de valeur halieutique. Parmi les pistes structurantes à envisager :
● Audit indépendant des quotas de pêche avec publication annuelle accessible au public ;
● Renforcement du système de contrôle et de surveillance (MCS), notamment via drones et satellites ;
● Obligation d’une transformation locale d’au moins 30 % des captures dans les cinq prochaines années ;
● Soutien renforcé à la pêche artisanale : accès au crédit, équipements, infrastructures adaptées ;
● Programmes d’éducation nutritionnelle pour réintégrer le poisson dans l’alimentation nationale ;
● Réforme des accords internationaux, garantissant un accès prioritaire aux pêcheurs nationaux et une traçabilité complète des captures.
Conclusion
La Mauritanie est à la croisée des chemins : une mer riche en poissons, mais pauvre en politiques pérennes.
Malgré l’un des littoraux les plus poissonneux au monde, la Mauritanie reste enfermée dans un modèle extractiviste qui profite surtout à d'autres. La mer peut nourrir, employer et transformer des territoires, à condition de changer radicalement la gouvernance du secteur.
Le défi est politique autant qu’économique : il s’agit de réaffirmer la souveraineté sur les ressources, de rendre visibles les pêcheurs artisanaux et les femmes transformatrices, et de faire en sorte que les retombées bénéficient aux communautés côtières.
Le pays doit rompre avec la « rente halieutique sous perfusion étrangère » et bâtir une souveraineté économique maritime fondée sur la transformation locale, l’innovation, la traçabilité et l’équité. Ce changement exige vision, courage et inclusion, notamment des jeunes issus des communautés discriminées sur la base du travail et de l’ascendance (CDWD).
Car en mer, comme en politique, qui ne tient pas le gouvernail sera emporté par le courant des autres.
Par Cheikh Sidati Hamadi – Chercheur associé,
Expert Senior en Droits des CDWD, Analyste et Essayiste (18 juillet 2025)
—-----------------------------------------------------
Références
1. Commission européenne. (2023). Protocole UE–Mauritanie sur la pêche (2021–2026). Direction générale des affaires maritimes et de la pêche. https://oceans-and-fisheries.ec.europa.eu/fishing-international-affairs/sustainable-fisheries-partnership-agreements/mauritania_en
2. FAO. (2023). Profil sectoriel de la pêche en Mauritanie. Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture. https://www.fao.org/fishery/en/countrysector/naso_mauritania
3. Ministère des Pêches et de l’Économie Maritime. (2024). Bilan annuel 2024. Gouvernement de la République Islamique de Mauritanie. [Non publié – disponible sur : http://peches.gov.mr/]
4. IMROP. (2024, mars). Note technique sur l’état des ressources halieutiques. Institut Mauritanien de Recherches Océanographiques et des Pêches. [Non publié – http://www.imrop.mr/]
5. Société Mauritanienne de Commercialisation de Poisson (SMCP). (2024). Rapport financier annuel 2024. [Non publié – http://smcp.mr/]
6. Greenpeace Afrique & AMPEM. (2024). Transformation halieutique en Mauritanie : enjeux et impacts environnementaux. Greenpeace Africa. https://www.greenpeace.org/africa/fr/
7. IMROP. (2023–2024). Rapports annuels d’activité. Institut Mauritanien de Recherches Océanographiques et des Pêches. http://www.imrop.mr/publications.html
8. Ministère des Finances. (2024). Comptes nationaux et statistiques sectorielles. Gouvernement de la République Islamique de Mauritanie. https://www.finances.gov.mr
9. Ministère des Pêches. (2022–2024). Données et rapports sur la pêche maritime et continentale. http://peches.gov.mr/
10. Programme Alimentaire Mondial (PAM). (2023). Étude nutritionnelle en Mauritanie : vulnérabilités et sécurité alimentaire. https://www.wfp.org/publications/mauritania
11. Sid’Ahmed Ould Abidine. (2023). Analyse critique du soutien sectoriel à la pêche en Mauritanie. [Article non publié – consultable dans les médias spécialisés ou colloques]
12. Fonds Monétaire International (FMI). (2024). Mauritania Country Report. https://www.imf.org/en/Countries/MRT
13. Banque mondiale. (2024). Mauritanie – Données économiques et rapports sectoriels. https://www.banquemondiale.org/fr/country/mauritania