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Texte de Salihina Moussa Konaté / aux victimes des événements 1989-1991
Aux victimes mauritaniennes des années 1989-1991,
et à leurs familles, gardiennes d’une douleur toujours vivante.
Ce texte s’adresse à ceux qui, au nom de la religion, prônent le pardon comme substitut à la
justice. Je tiens à leur rappeler que la foi n’annule pas et n’efface pas la nécessité de la vérité.
Il est bien écrit dans le Livre que nous sommes tous des frères. Pourtant, force est
de constater que l'unité de foi demeure impuissante à nous rassembler, à renouer
les fils rompus de la fraternité.
J'ai vu des veuves suffoquer, sous des regards froids,
dans la fumée des gaz lacrymogènes pour avoir réclamé ce qui leur revenait de
droit. Ceux qui réprimaient leur voix ne prient-ils pas le même Dieu qu'elles ?
Ces dernières ne demandent ni vengeance ni réparation.
L'histoire ne se répare pas. Elle s'assume, dans la mémoire et dans l'imaginaire du
peuple. Cependant, pour qu'elle cesse de nous hanter, il nous faut un courage
politique et social. C’est une vertu qui, hélas, nous échappe. Et j’en ressens une
grande gêne en le disant.
Comme tout être humain, j'aimerais bien me targuer
d'avoir un peuple vaillant, un peuple qui ne fait pas vertu de l'abomination, un
peuple digne, lucide. Mais hélas, la lâcheté, l'hypocrisie et l'aboulie nous empêchent
de percer la nuit de notre histoire. Chaque jour, un passé non exorcisé se rappelle
aux hommes et aux femmes dont l'horizon de la justice demeure bouché…
Pourtant ils ne demandent pas l'impossible, mais la considération de leur douleur et
la lumière sur des funestes événements qui leur ont ravi fils, frères, époux et pères.
Même trois mille ans ne suffiront pas à effacer leur blessure : telle est la force du
réel. Toutefois, ils n’aspirent qu'à une consolation, à une entreprise de courage qui
les aiderait à soulager leur peine longtemps bafouée par ceux qui tiennent les rênes
de l'État.
La consolation n'est pas une solution, mais un succédané, voire un
palliatif, elle permet tout simplement d'atténuer les affres de la blessure. Elle ne
soigne pas. Elle rend l'absence habitable. Elle est la supplique de toute personne
ayant perdu un être cher.
« Que l'on incarcère, que l'on condamne au pilori tous les bourreaux », tel n'est pas
leur souhait puisque cela ne leur rendra pas les vies qu'on leur a volées. Ils veulent
simplement croire à nouveau à la fraternité, voir émerger de cette ombre une autre
possibilité de vivre. Prêter une autre intention à l'action de ces victimes relèverait de
l'incompréhension ou de la malhonnêteté […] Ils ne sont pas mus par le
ressentiment. Pour les avoir côtoyés, je peux témoigner qu’ils sont d’une grande
humanité.
Devrions-nous avoir à rappeler que ces femmes, ces hommes et ces enfants sont
des êtres humains à part entière ? La formulation d'une pareille évidence aurait été
d'une totale absurdité si la dignité de ces êtres n'était pas mise en cause.
Voilà le vrai problème : les morts sont jugés indignes de justice. On refuse aux
victimes ce qui devrait leur revenir de droit. Il faudra alors laisser se prolonger la
souffrance dans la chair de cette communauté telle une malédiction que seule
l'ordalie saurait lever.
Force est de constater que dans ce pays, certains ont droit à la justice et d'autres n'y
ont pas droit.
Jusqu'à quand ? Jusqu'à quand cette fracture pourra-t-elle perdurer sans déchirer
définitivement le tissu social ? La vérité n'est pas une menace : elle est la condition
même de toute paix véritable. Quand aurons-nous le courage de regarder ce pan
non glorieux de notre histoire, non pour rouvrir les plaies, mais pour permettre
enfin qu'elles cicatrisent ?
Ces plaies ne se referment pas dans l’ombre d’une amnésie volontaire, mais sous la
caresse de la lumière, quand on leur ouvre le jour.
C'est seulement dans la confrontation lucide et courageuse que nous pourrons
prétendre (re)faire société ensemble.