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Mise en valeur de l’Histoire : une responsabilité morale avant d’être culturelle/El Wely Sidi Heiba
Weli Cheikhbouya -- Trop souvent, on réécrit l’histoire, dans le pays des grandes contradictions, comme on voudrait qu’elle fût, et non comme elle fut ; On enjolive ce qui flatte, on dissimule ce qui gêne, et l’on met ce passé au service de profits fugaces et des caprices passagers.
Comment comprendre l’effacement de la conscience dans une société où l’enseignement s’est largement étendu et où les diplômes prolifèrent, alors même que l’esprit demeure étranger à la modernité et ses exigences ?
Quelle place occupent aujourd’hui les intellectuels de ce « promontoire éloigné» dans un monde devenu village planétaire ? Comment peuvent-ils rester immobiles aux lisières de l’absurde, alors qu’une mémoire historique riche leur a été léguée, mais qu’ils ont négligé d’y bâtir quoi que ce soit, incapables, au cœur de la mondialisation, de définir les contours d’une réalité qui oriente leur présence et assure leur survie avec les outils de la modernité ?
Où se situent-ils face à aux nombreuses civilisations qui ont ébloui l’humanité par la splendeur de leur passé et la ténacité de leur présent, de l’Indus au Nil, des Andes aux cités mayas, de la Grèce, de Rome, du Japon à Bagdad et à Cordoue ;
Civilisations qui n’ont pas tremblé devant le temps ni accepté ses barrières, mais n’ont pas, non plus, laissé l’orgueil effacer leurs accomplissements ou détourner leur destinée ? Elles ont inscrit dans l’Histoire des traces saisissantes, non par l’abondance des discours ou l’éclat des apparences, mais par le génie d’un bâti silencieux, par l’honneur dû à la raison, par l’humilité de l’homme devant le savoir, et par le travail patient d’esprits créateurs qui ont su animer leur présent et éclairer l’avenir.
Ainsi en fut-il des civilisations africaines, Tombouctou, Aksoum, - la Nubie dont les peuples qui vécurent des siècles sous le sceau de l’organisation et de l’ordre, qui bâtirent écoles et centres de savoir, tissèrent routes commerciales et itinéraires culturels, innovèrent sans ostentation et sans tapage, et offrirent à l’histoire un héritage de vestiges et de valeurs, aujourd’hui préservé du vacarme et des slogans creux.
La Mauritanie, elle aussi, possède un capital intellectuel et humain de grande portée : la tradition de la Mahadra, la poésie, la sagesse du nomadisme, la rudesse formatrice du désert, l’héritage des anciens empires et royaume du fleuve, une diversité culturelle et sociale singulière, et un emplacement géographique qui mérite d’être un centre plutôt qu’une marge.
Pourtant, cet héritage demeure latent, sans s’être mué en projet civilisateur véritable. Trop souvent, on réécrit l’histoire comme on voudrait qu’elle fût, et non comme elle fut ; on enjolive ce qui flatte, on dissimule ce qui gêne, et l’on met ce passé au service de profits fugaces et de caprices passagers.
À la veille d’une nouvelle édition du « Festival des villes anciennes », le besoin d’écrire l’histoire avec objectivité reste peu perçu : il faudrait lire le passé pour le comprendre, non pour s’en parer ; en tirer des leçons, non en faire des revendications ; exercer l’autocritique, non draper la collectivité de vertus imaginaires.
Car écrire l’Histoire est d’abord une responsabilité morale avant d’être culturelle : elle libère l’esprit de l’arrogance, replace l’homme et la société au centre de l’analyse, restitue à chaque événement sa juste portée, réévalue nos réussites autant que nos échecs, et ouvre la voie de la construction plutôt que celle de la commémoration vide.
Mais demeurent, urgentes, des interrogations essentielles :
Comment la conscience peut-elle s’éteindre dans une société où l’éducation s’élargit ?
Comment expliquer cette prodigalité dans l’enseignement face à la rareté de la pensée ?
Comment l’individu peut-il continuer à s’enfermer dans la coque du passé, se nourrir de mythes, se soumettre aux hiérarchies sociales, recourir à la superstition plutôt qu’à la question, préférer la passivité à la création ?
Un enseignement qui ne délivre pas l’esprit des illusions et ne lui inculque pas la responsabilité de l’action se réduit à un décor savant : des diplômes accrochés aux murs ou posés sur les turbans, permettant d’accéder à des postes confortables qui ouvrent la voie à la corruption, au favoritisme, au clientélisme, et maintiennent des formes fragiles d’« État travesti », sans produire le moindre effet sur le retard du pays.
Sans le passage de la connaissance théorique à une conscience pratique et féconde, sans remplacer la vénération du passé par sa critique, sa compréhension et son exploitation éclairée, les mêmes obstacles historiques continueront de se reproduire, et les occasions d’entrer dans un monde qui n’admet que l’innovation et l’effort seront immanquablement perdues.
La renaissance ne naît ni des slogans, ni du passé seul : elle suppose une décision audacieuse, consistant à cesser de se regarder dans le miroir des autres et à entreprendre, sincèrement, sans vanité ni arrogance, l’écriture de ce que nous voulons vraiment que soit le pays.
C’est ainsi - seulement ainsi - que l’histoire cesse d’être le registre des ancêtres pour devenir une force qui éclaire l’avenir ; qu’elle passe du passé figé au projet vivant, capable d’offrir à la nation les moyens de réinventer son héritage avec lucidité, clairvoyance et un esprit digne des défis du temps.