Cridem

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13-04-2017

21:15

Félicite ou linga jusqu’a la…

Les traces de l'info - « Il y a (…) toujours un « écart » entre une œuvre nouvelle et l’horizon d’attente pré-existant – en sorte que créer impose nécessairement de créer de nouvelles attentes et un nouveau canon esthétique », Geoffroy de Lagasnerie, Logique de la création, Paris, Fayard, 2011, p. 18 (Note 1).

« Ou est la queue-la ? Y’a plus places même… »

Séquence1

Un film sénégalais, en lingala, sous-titré en français, mettant en jeu des acteurs révélateurs de talents jusque-là enfouis dans les chauds faubourgs de Kinshasa la belle, peut bien paraître très étrange, voire carrément incompréhensible… après et auprès de celui-là qui avait décrit, de manière engagée, les côtés pervers de la dite globalisation.

En effet, le redéploiement des multinationales sur le continent ne cesse de susciter des interrogations sur, est-ce qu’« il faut nationaliser, au nom des citoyens de la République du Tangara, toutes les sociétés étrangères ? »

Les applaudissements crépitent, dans la salle, selon les différentes séquences et le degré de radicalité du président de la République du Tangara (Tangana !). Le film, aborde l’actualité telle que nous la vivons dans l’ensemble du continent.

Les contrats d’exploitation des ressources naturelles ne garantissent ni la transparence dans la provenance réelle de plusieurs capitaux, ni la transparence dans l’octroi des marchés et les commissions qui les agrémentent. Si les bénéfices des multinationales ne semblent point profiter aux États, quid des populations ?

« Orage africain, un continent sous influence » (Excellent titre de roman…) de Sylvestre Amoussou est une véritable allégorie des systèmes de construction des réseaux, des prébendes qui les alimentent mis en place par les grandes sociétés étrangères. Il pointe du doigt leur degré d’implication dans le déclenchement, l’alimentation et le maintien des conflits sociaux inter-individuels ; qui finissent toujours par fragmenter la classe politique, la classe économique nationale et tout l’ensemble des articulations de la société.

Sylvestre Amoussou pose donc sa caméra sur un sujet d’actualité géopolitique qui mérite d’être mieux informée. Le film s’achève sur la cinglante gifle, magistralement administrée à l’actrice française, qui incarne le cynisme et l’absence flagrante d’éthique des chefs d’entreprises occidentaux en Afrique au 21e siècle !L’écran, de la salle, sembla se fissurer sous les applaudissements nourris et un air de soulagement envahit un public « ré-décolonisé », un laps instant, par les prouesses du Cinéma.

Toute la salle débout, pendant que le générique se déroulait sur fond d’excuses venant de celui qui jouait à l’instant même le rôle d’un président intransigeant, voire radical. Cependant, « ce film n’est pas contre l’Occident…

»
Un vacarme sonna dans ma tête, comme l’écho de ce mot magique des cinéastes, à la fin : « Coupez ! ».

La salle se vida par-devant avant de se remplir à nouveau. Cette fois-ci, j’avais trouvé une bonne place assise dans la première rangée du milieu…« Il y a de la place par ici… », lança Alain, à ceux qui étaient au fond de la salle, en pointant son index du côté où je me trouvais. Je me sentis comme interpellé ! Derrière moi, le wolof murmurait sans se singulariser. J’étais dans un univers de langues, le moré restant prédominant. Et, la lecture du film me préoccupait.

Séquence 2

Boniko ?

Un film c’est comme un cordon ombilical reconstitué, portant sur son corps, comme des témoins,les séquences, pour ne pas dire ses points de sutures. Ceux-là même qui, par scansions régulières, marquent indéfiniment la frontière entre les discontinuités et les continuités. C’est-à-dire celles qui coproduisent les scènes du film.

Jeu d’ombres et de lumières… du caché/montré à l’intérieur de son interstice, c’est-à-dire dans son cru. Et donc chaque plan se comporte comme une page de « liseuse » qui s’effeuille au contact de l’œil. Un film n’est jamais à regarder, il est tout simplement à lire. C’est-à-dire, qu’il faut relier (relire, lecture-fusion) les scènes afin de ne point ressentir les hiatus qui les ponctuent, en les alternant, sans rompre la cohérence du Grand Récit. L’historien ne coupe pas, il relie en relisant et en se relisant.

Pour mieux saisir l’ensemble et/ou les parties des contrastes qui (dé)-composent un film, la teneur et de son message et de sa valeur ajoutée en tant qu’œuvre novatrice, il est donc nécessaire d’en connaître tous les contours de la pensée de son auteur. Parce que « le principe explicatif de la genèse d’une œuvre novatrice réside dans la singularité de la vie de son auteur ». Celle qui, en effet, permet de « neutraliser, et même … dépolitiser, la question de la création ».

Alain Gomis,
considère le Cinéma « comme une maison ». Donc il doit pouvoir circuler sans entrave d’une chambre à une autre. En bâtissant la sienne, il avait prévu des portes mais aussi des fenêtres, dont une dérobée. De cette fenêtre dérobée - ou interstice - provient le flux lumineux qui lui permet d’accéder au plateau afin de prononcer « Tournez » (la page?), un des termes fétiches des réalisateurs de film. Le champ aura déjà été délimité selon le script.

Mais, lui tourne en se retournant entre ses « deux endroits » fondateurs : Dakar et la France. Question de topologie…

Sa vraie motivation, en produisant Félicité, semble trouver sa part de réponse dans ce questionnement permanent autour de cet « écran » qui, dit-il, « est dans nos vies à tous ». Il « y’a [donc] quelque chose qui n’est pas là ». Il lui fallait entamer ce processus qui devait lui permettre de « se donner l’autorisation de pouvoir rêver », afin de faire advenir cette « chose qui n’est pas là » : l’image projetée sur notre écran intérieur.

Il fallait donc oser transgresser les lignes, faire bouger les frontières au-delà du cadre habituel et de toutes ses exigences, comme pour aller chercher de nouvelles sensations. Susciter de nouvelles attentes… ouvrir de nouvelles perspectives, c’est-à-dire ouvrir grands les volets… faire éclore de nouveaux talents en portant aussi loin que possible leurs messages dans leur parler. Parce qu’il s’agit de repérer des talents, un cadre idéal d’expression d’un message à portée globale.

Arrêt sur image : « Féliciteeh, toi mon amour… », « Arrêtes tu ne sais pas chanter… ». Tabu Fatu, l’élu vagabond lucide, humain et persévérant, compense la « naïveté » de Félicité dans cette séquence autour du frigo « MADE IN RDC » : entre panne de ventilateur et de transformateur 12 volts, introuvable sur le marché, sauf bricolage du 6… court-circuit à effets immédiats.

Tabu Fatu l’apprendra à ses dépens, tout en réussissant, du même coup, à arracher au mwana, à la jambe amputée, un fou rire. Lui, qui ne donnait aucun signe vivant de communication.

Recherche de soi dans cet autre soi-même. Véritable cercle vicieux où tout le monde se cherche sans pouvoir se retrouver, à cause de cet écran intérieur sur lequel viennent sombrer les maigres espérances que la musique classique, qui s’introduit subrepticement dans le flot du film, semble adoucir en les contrariant.

Plongées aquatiques nocturnes, jusqu’à l’apparition et puis fusion avec un Mondonga(animal nocturne et solitaireentre zèbre et girafe, menacé de disparition), et qui subitement se retrouve projeté sur la scène du bar à une heure où absence et omniprésences s’inter-fécondent : « stade de la félicité ». Parce que « la nuit à son double ». Nous sommes en Afrique où tout cohabite.

C’est ce double, de notre longue nuit, commun et divers, que nous cherchons à comprendre, à assimiler et à maîtriser afin d’infléchir les trajectoires sociales. Les Arts du Cinémaparticipent de cette quête.

« Coupez ! »

Manière d’être dans ces/ses topologies…

C’est donc à l’intérieur de son rêve, celui de projeter sur cet écran de nos vies intérieures un certain contraste lumineux, qu’il nous plonge. Lui, qui aime « passer du temps dans les films », « vivre le cinéma… [comme une] aventure… expérimenter chaque jour, [se] confronter à [ses] convictions, à [ses] doutes… », nous entraîne dans un film à lire et relire.

Parce que c’est un film qui force à la méditation (spirituelle ?) et dont la portée philosophique, morale et éthique n’est pas aisée à saisir, au premier coup. Parce que procédant d’un coup de génie avec cette multiplicité de contrastes, siège du message réel. Ici, la langue n’est pas le repère absolu ou l’aiguilleuse du ciel chargée de nous orienter jusqu’au point d’immobilisation.

Voilà, en partie, pourquoi le public ne pouvait certainement pas suivre. En effet, il était venu « vérifier », et non pour être dans le film en faisant abstraction de son caractère de favori, et surtout « d’Ours » prêt à dévorer tous les étalons. La mascotte de Berlin, projetée dans une salle aux chaises rouge et aux lumières éteintes, cela fait un effet, comme un frisson.

« Qu’est-ce que je dois dire encore… ? », ne cesse de répéter Alain Formose Gomis devant le public, pendant que le réalisateur et l’actrice esquissent leur sourire. Eh bien que tout cela frôle, voire constitue la frontière qui sépare, en renforçant leur compénétration,le « principe d’effectivité » de Hegel et la « dialectique négative » d’Adorno.

Un film continental et dans son contenu, et dans son contenant, ne peut être que cérébral. La langue qui l’articule a cette musicalité, qui ne nécessite point d’instruments pour se déployer. Comme une langue de prière, poétique, mesurée - sans perdre sa tonalité - à l’aune du souffle intérieur.Elle coule comme les eaux du fleuve Congo, immense réserve hydro-électrique en somnolence. Dès lors, tout mot doit se métamorphoser en rythme qui goutte dans les oreilles de celui qui ne comprend pas l’idiome en usage.

De toutes les manières, il s’agit encore d’une lecture. Attitude qui permet de concentrer tous les sens non plus sur les paroles, mais les messages condensés et noyés dans le fond de l’écran. Il faut traquer le cameraman qui court après l’image.

Arrêt sur image : Parce que ce robot-policier « MADE IN RDC » est étrange - comme s'il inaugurait une ère d’automatisation de la circulation, conduisant Tabu Fatu à rêver sautiller d’étoiles à étoiles, avec sa moto, sans béquilles en bois sur les bras. Comme s’il voulait nous signifier que la vie, sur terre, est finalement une paire de béquilles - pour un pays dont les hôpitaux fourmillent d’accompagnatrices métamorphosées en voleuses, et où pour se soigner il faut impérativement payer-cash.

Mais il est surtout révélateur d’un désarroi réel, celui de la perte de confiance en soi, en transférant à la machine le pouvoir de la police, devenue corruptible.

Qui pourrait donc insuffler, en le consolidant, l’esprit civique dans la société ?

Séquence 3 :Il fallait pousser la curiosité jusqu’à provoquer des discussions informelles avec quelques spectateurs, et capter quelques bribes des conversations tout autour de nous, afin de mieux appréhender non pas les avis positifs ou négatifs, mais déceler, dans cette attitude, les sujets qui intéressent le public africain. Parce que finalement les retombées du Fespaco reviennent aussi aux populations, voire aux politiques…

Heureusement que le président du Jury finira par lancer : « Ilnous a fait atteindre [Alain], dans la salle, le stade que Spinoza appellerait le stade de la félicité ». Félicitations !

Errances à travers les fils des scènes

Elle chante toutes les nuits dans un bar. Félicité, avec sa voix envoûtante, ne semble point « jouer », même si le chef d’orchestre lance, dès l’entrée en scène, « Jouons ». Elle est d’un sérieux qui donne vie et forme au personnage qu’elle incarne. Naturelle, relaxe… comme elle-même jouant à elle-même dans la vérité du quotidien des Kinois, qu’elle tente d’égayer, voire de défier sans cependant sourire.

Arrêt sur image : Félicité décoiffée, les fameuses mèches posées sur le genou gauche, dans sa petite robe blanche, portant comme des rondelles de concombres des tâches vertes, qui frôle la transparence, assise sur un banc, les mains emmêlées dans la chevelure et le regard glaçant, au fond un rideau rouge se balance sous le poids du vent… pendant qu’une jeune fille,accoudée sur son table-banc, semble réviser sa leçon de morale.

Bon ou mauvais, un film laisse toujours une marque dans notre mémoire. Et cela donne envie de le revoir - comme relire une œuvre : aventure ambiguë ou une si longue lettre - afin d'appréhender les détails qui se perdent dans le Grand Récit. « Coupez ! »

En sillonnant le continent africain, nous pouvons nous rendre compte de cette image globale qu’offrent les quartiers « périphériques » : un désordre organisé avec de larges rues décharnées par-ci, bossues par-là, des fils électriques dangereusement suspendus au-dessus des têtes des passants, des panneaux de signalisation inexistants, de jeunes enfants courant après leur ballon, sans se soucier de cette flamme qui tournoie, et de laquelle s’échappent des étincelles comme pour figurer l’Enfer à l’intérieur duquel vit de manière quotidienne la majeure partie des habitants de nos villes.

C’est dans cet indescriptible magma social que nous surprenons la population respectant l’un des symboles qui fondent le plus la République : les couleurs nationales.Cette image est rendue avec toutes ses réalités bigarrées, par le biais des contrastes, que la caméra permet d’introduire sans dénaturer (en le minimisant ou en le survalorisant) le caractère du message.

Seul Tabu Fatu, tentant de tirer un « son » (un aboiement ou un miaulement) du mwana de Félicité, a dérogé à la règle. Il est passé comme un projectile d’un bout à l’autre d’une rue figée. Belle image qui allie ordre et désordre.

La caméra qui est montrée dans Félicite - Fée Licite, parce que ressuscitée par les prêtres penchés sur son cercueil, la croyant morte. Elle-même donc semble se chercher dans sa « dépouille » et dans sa réalité vivante face à la jambe amputée de son enfant par défaut de finances.

C’est le sort de beaucoup d’africains, repêchés du creux de vagues simultanées : traite négrière, colonisation, décolonisation manquée - trace une ligne depuis l’Ouest jusqu’au Centre, comme pour délimiter un bassin comportemental. Elle ne parle cependant aucune langue. C’est tout juste une image, qui est donc « idéographique », sans tics linguistiques.Sa fonction est de ramener, dans notre mémoire, son « sosie » rencontré dans une rue perpendiculaire à la nôtre.

La caméra montre et ne démontre pas. Ce n’est point son objectif. Parce que la démonstration conduit à la déduction, travail des critiques et des amateurs. Donc, il ne s’agit point de faire revivre le Cinéma, dans son caractère singulier, mais de réveiller les Arts du Cinéma.

PS : Les paroles d’Alain sont extraites de l’interview accordée à Sud Quotidien, n° 7150, 7 mars 2017, p. 9.

Abdarahmane Ngaïdé
Enseignant-chercheur au Dpt d’histoire, Flsh/Ucad
(En hommage aux professeurs Maguèye Kassé et Michael Jeismann).

NB:Texte paru dans le quotidien du 17 mars 2017.



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