01-04-2014 10:39 - Les producteurs de l'Histoire mauritanienne (10)

Les producteurs de l'Histoire mauritanienne (10)

Adrar-info - Des relations confuses entre histoire et anthropologie, les problèmes de méthode.

Pour clore ces remarques critiques, je ferai allusion à la faiblesse majeure des travaux de P. Bonte, celle de sa méthode et de la confusion qui règne dans son exposé sur les liens entre histoire et anthropologie. J’ai présenté ailleurs mes critiques détaillées de la version publiée de la thèse de l’auteur (Villasante Cervello 2003c : 528‐535).

Je me contenterai d’évoquer ici les points les plus importants. Disons d’abord que le travail de Bonte sur l’émirat de l’Adrâr se fonde prioritairement sur des « traditions orales », examinées dans un style proche de celui des lettrés bidân et de l’historiographie coloniale des « traites‐batailles » du XIXe siècle.

Ces « traditions » sont mises en relation avec des « textes de lettrés » aux origines non spécifiées et avec des sources coloniales françaises (dans la thèse). Or, en dépit de toutes ces références à l’histoire et au travail de reconstruction historique, Bonte prétend que son travail n’est pas vraiment historique. Paradoxe ou jeu de mots ?

On tentera d’y répondre à la fin de ce texte. Examinons maintenant ces points. Bonte précise (1998b : 13‐16) que sa reconstruction historique a été faite à partir de sources orales car les anciennes écrites, en arabe, sur l’histoire locale sont presque inexistantes dans l’Adrâr. Il s’est servi des traductions, effectuées par H.T. Norris, de quelques chroniques et autres documents locaux28.

Les travaux de Norris sont en fait longuement cités par Bonte et il est clair qu’ils l’ont beaucoup aidé dans la construction de ses hypothèses de travail. Bonte affirme avoir utilisé également quelques textes de lettrés qui ont mis par écrit les traditions de leurs ancêtres. Cependant, ces textes ne sont pas clairement cités ; l’auteur (1998b : 13) se borne à dire qu’il a utilisé ces documents « qui complètent sur certains points la tradition orale ».

Est‐ce à croire que les textes écrits de nos jours, avec des objectifs politiques indéniables, peuvent être considérés comme ayant une valeur historique et, parallèlement, qu’il existerait une tradition orale bidân ? On ne peut que répondre par la négative. Non, les érudits bidân n’écrivaient ni n’écrivent une histoire vraie, mais leur version de l’histoire locale ou régionale ; non, il n’existe rien de plus éloigné qu’une seule tradition orale (ce qui impliquerait un fonds historique et politique commun) mais plusieurs histoires régionales, relativement unifiées sous l’influence coloniale.

Celles de l’Adrâr étaient les moins connues de toutes, probablement parce que l’occupation y fut tardive, mais la situation n’est pas exceptionnelle car c’étaient surtout les traditions locales de la gebla qui étaient connues des auteurs coloniaux. Quant aux sources d’archives coloniales françaises (XIXe‐XXe siècles), si elles ont de l’importance pour historiciser le passé des Bidân, l’auteur n’est pas très clair quant à leur valeur de vérité historique : parfois elle est reconnue d’emblée, parfois elle est mise en doute sans que l’on sache quels critères ont été utilisés.

Dans tous les cas, les thèmes « historiques » fixés par les auteurs coloniaux concernant les quatre émirats « maures », et la tripartition de la société en trois groupes statutaires (guerrier, religieux et tributaire) issue de Sharbubba, sont repris sans aucune critique par Bonte ; il rejoint en cela d’autres auteurs également influencés par les sources coloniales françaises, dont J. L. Amselle, mais aussi D. Robinson (1997, 2000) et J. L. Triaud (1997).

Par ailleurs, Bonte ne tient pas du tout compte des sources coloniales portugaises (XVe‐XVIIIe) et espagnoles (XVIe‐XXe siècles), qui sont les plus anciennes pour la région de l’Adrâr et, plus généralement, pour les territoires habités par les Bidân, lacune importante qu’il ne justifie pas. En résumé, il existe une grande confusion conceptuelle concernant le statut accordé aux sources orales et les liens avec l’histoire vraie, ce qui mène à des inférences assez discutables.

Les idées sous‐jacentes de Bonte (1998b : 13‐14) pourraient s’énoncer ainsi : (a) la tradition orale est source d’information historique, (b) le support de ces informations est la mémoire généalogique, (c) cette mémoire n’est pas unifiée, (d) donc, il faut procéder autrement :« assumer un travail de fourmi, famille par famille, des traditions locales, comparer celles‐ci, avancer des hypothèses plausibles qui tiennent compte des exclus de l’histoire officielle locale avant de procéder à une synthèse. (…)

Cela signifie concrètement plusieurs centaines d’interviews (…), tester les hypothèses qui se dégageaient provisoirement jusqu’à ce que je puisse présenter une version plausible des conditions de formation et de développement de l’émirat de l’Adrar. » (Bonte 1998b : 14). (C’est moi qui souligne). Si on peut être d’accord avec l’idée que la tradition orale est source d’information, elle n’a pas automatiquement un statut historique, loin de là, elle a d’abord un statut de discours et de représentation concernant le passé.

Or, assumer dès le départ que les traditions orales sont des sources d’histoire et que c’est le chercheur qui devra décider laquelle des versions est la plus plausible constitue une méthode assez discutable. Cela implique l’idée sous‐jacente qu’il existe une « histoire vraie » à découvrir, alors qu’en réalité la fabrication de l’histoire est, comme le dit Veyne (1970 : 58), subjective mais non arbitraire. Or, la façon de procéder de Bonte donne plutôt à penser que c’est de manière fort arbitraire qu’il établit les « faits ».

Dans ce contexte, la mémoire généalogique, sur laquelle il s’appuie longuement, est un indice important de la mémoire collective. Cependant, il est vain de croire qu’elle peut remonter les siècles. Ibn Khaldûn lui même disait qu’au delà de quatre générations, cette mémoire est illusoire. En fait, comme les traditions orales, la mémoire généalogique est une tradition inventée, c’est‐a‐dire, au sens de Hobsbawm (1983 : 2), dont la référence au passé est largement fictive.

Dans ce sens, les traditions orales constituent des réponses aux nouvelles situations, tout en étant présentées comme des faits (généalogiques en l’occurrence) anciens. Sans évoquer l’invention constante de toute mémoire collective, Bonte reconnaît qu’elle n’est pas « unifiée ». Néanmoins, la comparaison entre diverses mémoires est‐elle suffisante pour faire ressortir une « version historique plausible » ?

Le sens accordé à cette expression n’est pas clair, est‐ce une hypothèse plausible au sens d’un fait historique plausible ou d’une hypothèse plausible pour les groupes locaux ? La confusion est d’autant plus entretenue que Bonte écrit :

« Il s’agit bien d’hypothèses, qui ne prétendent pas à une « vérité » historique absolue, et que j’assume personnellement, sans impliquer ceux qui m’ont apporté l’information. » (Bonte 1998b : 14). En dernière analyse, Bonte nous propose une version de l’histoire régionale de l’Adrâr qui est projetée à l’ensemble des Bidân et qui se fonde sur les traditions orales locales mais qui ne prétend pas être un texte d’Histoire.

Cette confusion centrale s’exprime par le balancement permanent qui s’observe entre, d’une part, la volonté de reconstruire, y compris dans les détails les plus infimes, l’histoire de l’émirat de l’Adrâr et, d’autre part, les abondantes spéculations qui tentent de remplir les lacunes sur des faits peu ou pas du tout connus.

Les récits oraux sont cités ici et là pour appuyer ce qui paraît être, avant toute chose, l’histoire mémorielle de l’Adrâr écrite par Pierre Bonte, tout à fait différente d’une reconstruction critique et distancée de l’histoire de cette région (je reviens plus loin sur cette question de l’opposition de la mémoire des groupes et de l’histoire critique conceptualisée par Pierre Nora).

Le noeud du problème méthodologique semble se situer au niveau de la relation incomprise et confuse entre histoire et mémoire et entre histoire et anthropologie. Ceci paraît d’autant plus étonnant que l’auteur explicite lui‐même ses référents épistémologiques : l’anthropologie historique, l’ethnohistoire et l’analyse des textes (Bonte 1998b : 14‐16). Ainsi, d’après l’auteur, l’anthropologie historique consisterait à s’interroger sur le contenu des grandes catégories à travers lesquelles s’organise la mémoire du passé jusqu’à nos jours.

Et l’ethnohistoire serait l’histoire « telle que la conçoit la société » (Bonte 1998b : 14). Ce qui implique que les faits sont rapportés selon des grilles (généalogiques) ou des codes particuliers. Or, on peut avancer que cette perspective, qui souligne le seul « point de vue de l’indigène », rend difficile, voire impossible, l’écriture d’une histoire distancée car, au fond, c’est la mémoire des peuples, fabriquée par eux mêmes dans le but central d’affirmer leurs identités sociales (Nora 1997), qui est confondue avec une analyse historique qui constitue, comme le dit Paul Veyne (1971), une histoire des peuples, importante certes mais qui ne doit pas être confondue avec la reconstruction d’une histoire vraie, celle qui inspire les travaux des historiens de métier.

Dernière remarque : une idée centrale qui inspire Bonte est celle qui considère que l’Adrâr « a joué un rôle important dans l’histoire de la Mauritanie » (1998b : 7). Il aurait été le berceau de la future société mauritanienne bidân, arabophone, après la disparition des « Bafur » (auxquels Bonte consacre de longs développements dans sa thèse, en reprenant à son compte les données et les mystifications des auteurs coloniaux).

L’Adrâr donc, « berceau des Almoravides » (Bonte 1998b : 16‐17), qui allaient jouer un rôle fondamental dans l’histoire saharienne occidentale ; puis berceau des cités anciennes, commerçantes et lettrées, notamment Shinqît, nom sous lequel vint à être connue au Proche‐Orient une partie du pays habité par les Bidân (Bonte 1998b : 34, 109). L’Adrâr est évoqué enfin comme la dernière région à tomber sous l’occupation militaire française et un haut lieu de la résistance anti‐coloniale mauritanienne, qui s’achève en 1934 (Bonte 1998b : 123‐137).

On notera qu’il s’agit d’idées extérieures à la recherche fondamentale, qui font partie de l’histoire mémorielle régionale, proches d’une version de l’histoire officielle mauritanienne en voie de construction, à laquelle l’oeuvre de P. Bonte paraît participer activement.

A suivre …./

Mariella Villasante Cervello : »Les producteurs de l’histoire mauritanienne. Malheurs de l’influence coloniale dans la reconstruction du passé des sociétés sahélo-sahariennes », in Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel. Problèmes conceptuels, état des lieux et nouvelles perspectives de recherche (XVIIIeXXe siècles), M. Villasante (dir.), Vol 1, 2007 : 67-131.

……………………………………………………………………………………………………………………………….

28 Dont le célèbre texte al-Haswa, ouvrage écrit par un ressortissant du Hawd (Shaykh Muhammad Salih ibn Abd al- Wahhâb al-Nasîrî) mort en 1854 (trad. partielle in Norris 1986).





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