24-04-2014 08:17 - Le langage d'autorité politique et ses traductions en Mauritanie précoloniale rois, chefs et émirs dans la Gibla du XIXE siècle (5)

Le langage d'autorité politique et ses traductions en Mauritanie précoloniale rois, chefs et émirs dans la Gibla du XIXE siècle (5)

Adrar-Info - L’analyse anachronique des émirats et des émirs : un regard critique.

Dans la littérature historiographique contemporaine, un anachronisme envahissant a obscurci la qualité dynamique de cette autorité émirale. La plupart de chercheurs ont traité les coalitions du Brâkna et du Trârza comme des États ou des quasi-États, les émirats, et les ont placés au centre du discours historique, faisant endosser aux émirs une série de pouvoirs explicites et de fonctions politiques et économiques.

Un regard critique à cette littérature, montre que cet état de faits est basé sur de preuves éparses qui ont relié des périodes historiques éloignées allant du XVIIe jusqu’à l’époque coloniale, et des zones géographiques également éloignées dans cette région saharienne. Or, les émirs de l’historiographie mauritanienne sont composites. Ils n’appartiennent pas à un temps ou à un lieu particulier. Ils peuvent parfois obscurcir plus qu’illuminer les formes changeantes du pouvoir politique de la gibla.

Le sociologue Abdel Wedoud ould Cheikh a construit l’un des modèles le plus nuancé de l’émirat précolonial (Cheikh 1985 : 526-538). Il soutient que les émirs hassân représentaient un nouveau type d’autorité — « le pouvoir émiral » —, qui émergea dans la gibla du XVIIe siècle. Cheikh débute son argumentation en décrivant l’autorité du chef guerrier traditionnel, ou shaykh, dans de termes qui rappellent le récit de Golberry cité plus haut. Le shaykh exerçait une chefferie qui était informelle et soumise au consensus :

« Le shaykh guerrier n’était en fait que le chef de son propre parti militaire et politique au sein de sa qabîla. Il avait besoin de l’avis, de l’assentiment, des principales figures de ce parti pour toute entreprise de quelque importance. Il ne jouissait d’aucune prérogative particulière parmi les seins… Aucune cérémonie, aucun signe stable et reconnu ne marquait généralement son accession à la tête de sa qabîla. (…) le shaykh guerrier n’était en fait que le premier parmi ses frères, ses cousins, ses pairs… » (Cheikh 1985 : 525-526).

Selon Cheikh, le « pouvoir émiral » se distingua de manière significative de cette simple chefferie tribale. Le pouvoir des émirs ne fut plus, en premier lieu, tribal mais territorial ; les émirs commandaient des coalitions multi tribales qui revendiquaient l’autorité sur tous leurs domaines [1]. Ils disposaient de revenus émiraux spécifiques qui leur donnaient leur indépendance financière aux qabâ‘il dont ils étaient issus. Une panoplie de cérémonies, de pratiques symboliques et de prérogatives publiquement utilisées donnaient à leur autorité une qualité particulière qui contraste avec la chefferie informelle du shaykh.

Par ailleurs, Cheikh présente une liste importante de pouvoirs et de fonctions qui étaient spécifiques aux émirs ; certains étaient de nature militaire et concernaient le sens du titre « commandant ». Ainsi, l’émir fournissait ses partisans en armes, négociait la guerre et la paix pour son compte. D’autres pouvoirs émiraux atteignaient les fondations de l’hégémonie des guerriers. Par exemple, Cheikh soutient que le droit de tout hassân d’exploiter ses tributaires [lahma] était d’une certaine manière conféré à l’émirat.

Du reste, l’émir détenait des droits de propriété sur tous les tributs, quelle que soit leur origine, et distribuait les bénéfices parmi ses guerriers. Les droits de péage dont les Hassân collectaient des marchands itinérants et des pasteurs, faisait partie de la même manière, des revenus émiraux. Au Trârza et au Brâkna, l’émir était le garant des privilèges coutumiers que les guerriers hassân détenaient au détriment des groupes religieux [zwâya], poursuivant ainsi le droit des vainqueurs instauré à la suite de la guerre du XVIIe siècle connue sous le nom de Sharbubba [voir Villasante Cervello, supra].

Les revenus émiraux incluaient également, au Trârza, au Brâkna et (au cours du XIXe siècle) au Tagânt, les coutumes annuelles payées par les commerçants de la gomme et les autorités françaises. Enfin, au Trârza et au Brâkna, les émirs réclamaient le tribut sur les activités agricoles qui incluaient le bakh, consistant entre 120 et 160 kg de grain pour chaque champ cultivé, et également un revenu connu sous le nom de hurma al-zriba qui représentait environ 50 kilogrammes de grains par champ de mil cultivé.

Cheikh décrit ainsi clairement une forme d’autorité qui s’étendait bien au-delà des escales du commerce de la gomme. Dans ce modèle, l’émirat devient le point focal de tout conflit pour le pouvoir politique et, parallèlement, le garant de l’hégémonie guerrière. Les relations de dépendance, de protection et le tribut qui liait les guerriers hassân aux autres groupes de la gibla étaient, suivant sa position, des manifestations d’un système politique unique et centralisé qui rassemblait la totalité de revenus, de prérogatives et de statuts qui définissaient les hassân comme un groupe distinct de la société [arabophone, bidân].

Ce modèle de pouvoir émiral est problématique sous plusieurs aspects. Son fondement historique, on le notait précédemment, est composite. Les sources de Cheikh vont du traité classique du XVIIIe siècle de Muhammad al-Yadâlî, shiyyam al-zwâya (« Sur les vertus des zwâya »), aux monographies des auteurs coloniaux comme celle de Paul Dubié, La vie matérielle des Maures (1952) [2] [voir Villasante Cervello, supra].

D’un point de vue empirique, la liste de pouvoirs émiraux présentée par Cheikh dépasse largement ce que les sources précoloniales peuvent indiquer, notamment pour ce qui est du contrôle émiral sur les tributs. Enfin, le modèle simplifie forcément la nature du pouvoir politique exercé par le chef guerrier traditionnel (dans le cadre du « pouvoir tribal »), pour mieux différencier cette autorité-là de celle, relativement plus stable et plus formalisée, de l’émirat.

L’affirmation selon laquelle les émirs contrôlaient tous les hurma ou les droits de tributs constitue un point central dans le modèle conceptuel de Cheikh. Il s’agit cependant de l’assertion la moins plausible. Je ne connais aucun élément dans les sources précoloniales qui permette d’affirmer ce point, bien au contraire, certaines sources pointent dans la direction opposée : un système de tributs décentralisé où les groupes guerriers exerçaient leurs droits individuels sur leurs tributaires coutumiers sans référence à aucun émir.

Parmi les Trârza, les groupes hassân qui contrôlaient le plus grand nombre de tributaires n’étaient pas de lignée émirale. Certains résidaient à l’intérieur de la gibla et entraient souvent en guerre contre les émirs du Trârza [3]. Des sources sur les récipiendaires des tributs parmi les guerriers Brâkna du début de l’époque coloniale contredisent également le fait que la hurma était une prérogative émirale [4]. On peut dire la même chose du tribut sur les terres agricoles connu sous le nom de bakh.

Des sources sur ce tribut sur les récoltes que les guerriers Trârza récoltaient dans les villages de la basse vallée du Sénégal montrent qu’il ne s’agissait pas spécifiquement de revenus émiraux. Parmi les Awlâd Ahmad min Daman du Trârza, les Ahl al-Tunsi et les Al Mhammad Shayn deux groupes qui se situaient en dehors de la lignée émirale étaient, malgré tout, les bénéficiaires les plus importants des revenus de l’impôt bakh [5].

Des données chiffrées du début du XIXe siècle sur le bakh présentées par Paul Marty (1919) suggèrent bien autre chose qu’un monopole émiral [6]. On peut trouver dans les sources précoloniales des exemples où les émirs niaient explicitement toute autorité sur le bakh.

En 1821, quand ‘Amar wuld al-Mukhtar apprit que le Gouverneur Le Coupé avait l’intention de bâtir un fort à Dagana, l’émir du Trârza lui rappela que : « Dagana est un village appartenant [les tributs des villageois appartiennent] aux Ahl Mhammad Babana [dagana qarya li ahl mhammad babânâ] [7]».

Au cours des années 1870, répondant à une demande du Gouverneur sur une dispute sur le bakh entre les guerriers Trârza et les fermiers Wolof du village de Gaé, l’émir A‘li Ndyombot répondit : « Sur ce que vous avez dit des gens de Gaé, je ne sais rien ; je ne suis pas celui qui collecte d’eux [laysa huwa al-qâbid lahu] et leurs propriétaires [ahl] réguliers qui pratiquent cette collecte ne m’ont rien dit. [8] »

En bref, il n’y avait aucun contrôle centralisé sur les tributs. Dans tout le Sud-ouest du Sahara, les guerriers exploitaient les tributaires. Vivre des tributs était central dans la culture personnelle des guerriers de haut statut, et cela était étroitement lié aux conceptions guerrières de l’honneur, de la noblesse et de la vertu.

Lorsqu’on considère avec attention la carrière des émirs de la gibla au cours du XIXe siècle, nous voyons plus de similarités que de différences entre le pouvoir émiral et le pouvoir tribal — en adoptant la terminologie de Cheikh. L’autorité politique informelle sur un mode consensuel que Cheikh attribue aux eshaykh est également typique pour les émirs eux-mêmes.

De fait, même les émirs qui eurent le plus de succès, comme ‘Amar wuld. al-Mukhtar (mort en 1827), Muhammad Lhabib (m. 1860), Ahmaddu wuld Sidi A‘li (m. 1841), et Bakkar wuld Swayd Ahmad (m. 1905) ont fonctionné comme des chefs de faction pendant la plus grande partie de leur carrière politique. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le terme shaykh l’un des plus couramment donné à ces chefs dans les textes arabes contemporains. Les écrivains de la gibla percevaient en effet des analogies entre l’autorité des émirs et celle des chefs de qabîla.

A suivre…/

Dr Raymond M. TaylorSaint Xavier University, Chicago (États-Unis) .Traduit de l’Anglais par Christophe de Beauvais .Publié dans : Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, sous la direction de Mariella Villasante Cervello, Paris, L’Harmattan : 205-236.

Articles précédents : http://adrar-info.net/?p=24356 ; http://adrar-info.net/?p=24396; http://adrar-info.net/?p=24400;http://adrar-info.net/?p=24441

[1] Sur la question territoriale voir As-Sa’d 1989 : 53-82.

[2] Le traité de Al-Yadâlî fut reproduit par Ismaël Hamet, Chroniques de la Mauritanie sénégalaise, 1911.

[3] Écrivant au début de l’installation coloniale au Trârza, Paul Marty (1921 : 331) identifie les groupes guerriers qui ont le plus grand nombre de tributaires (en ordre descendant) ainsi : les ‘Alib, les Awlad Daman, les Awlad Bu Sba‘, les Awlad Dlaym [Dalim] et les Rahahala.

[4] Voir Paul Marty, Brakna, 1921 : 323-334. Dans la rédaction de ce passage, Marty se fonde sur un rapport concernant les relations tributaires au Brâkna écrit par le Lt. Duboc, et daté en 1908. Sur cette question voir aussi C.C. Stewart, Islam and Social Order, 1973a : 57, note 1.

[5] Les traditions issues du Waalo dans les années 1860, attestent que les émirs n’étaient pas les plus importants bénéficiaires des tributs agricoles sur le fleuve. Ces traditions, en se référant au XVIIIe siècle, citent un Sîdi Mukhtar comme le « Roi du Trârza ». Il s’agissait en fait de Sîdi al-Mukhtar wuld al-Shargh, un allié et contemporain de A‘li al-Kawri (m. 1786) et l’ancêtre des lignées de Al ‘Umayr et de Al Mhammad Shayn des Awlad Ahmad min Daman.

Il était également le grand-père de Mhammad Shayn qui était peut-être le plus profondément impliqué dans la collecte des tributs au Waalo et au Kajoor que tout autre chef Trârza au cours du XIXe siècle. Sîdi al-Mukhtar ne fut jamais reconnu comme Roi, et son nom ne figure pas dans la liste canonique des émirs qui apparaît des les traditions du XXe siècle, cité ailleurs.

Le fait qu’au XIXe siècle les habitants du Waalo s’en souvenaient encore, suggère que sa présence fut davantage perçue que celle de A‘li al-Kawri lui-même. Voir aussi H. Azan, 1864 : 348, et Taylor 1996, chapitre 2.

[6] Sur les tributs bakh voir Marty, Trarzas, 1919 : 26 et sqq.

[7] ‘Amar wuld al-Mukhtar au Gouverneur Schmaltz, reproduit in Paul Marty, Trarzas, 1919 : 401.

[8] 9G-1, 23, A‘li wuld Muhammad Lhabib au Gouverneur, sans date (circa 1873-86).



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