05-11-2019 09:21 - [Entretien] Mohamed Yahya Ould Ciré : "La question des Haratines est la plus brûlante en Mauritanie"

[Entretien] Mohamed Yahya Ould Ciré :

Le Point Afrique - Au-delà des oppositions ethniques, la question de l'esclavage empoisonne la société mauritanienne. L'éclairage de Mohamed Yahya Ould Ciré, auteur de plusieurs ouvrages sur la question.

C'est un regard sans complaisance que pose Mohamed Yahya Ould Ciré sur son pays, la Mauritanie. Cet ancien diplomate, exilé en France depuis la fin des années 1990 après avoir pris fait et cause pour des victimes d'esclavage, met à nu une question qui reste taboue : la place du groupe social qu'on appelle communément les Haratines.

Si on en parle aujourd'hui, c'est que plus que jamais alors que la Mauritanie vient de connaître la première transition pacifique de son histoire politique, la société reste hiérarchisée, en clans, castes et tribus.

Depuis plusieurs siècles, le fossé s'est creusé entre les principales composantes de sa population. Il y a d'abord les Beydanes, Arabo-Berbères au teint blanc, qui détiennent tous les pouvoirs. Il y a ensuite leurs anciens esclaves, les Haratines, noirs de peau, avec lesquels ils partagent la même culture et la même langue, le hassania, l'arabe mauritanien. Et, enfin, les Négro-Mauritaniens. Ils sont Soninké, Wolof ou Hal Pular (de la famille des Peuls).

Au-delà de leurs différences culturelles, ces trois groupes n'ont pas du tout la même vision sur les questions de l'esclavage et du racisme. Pour beaucoup d'Arabo-Berbères, l'esclavage n'existe plus. Ce qui y fait penser ne serait que les résurgences économiques et sociales d'un fléau disparu. Au contraire, les abolitionnistes veulent poursuivre le combat en affirmant que la servitude est encore trop largement répandue. La question est de plus en plus instrumentalisée sur le plan interne, mais aussi sur le plan international. Mais les chiffres parlent d'eux-mêmes.

L'esclavage touche encore au minimum entre 1 et 2 % de la population, soit environ 90 000 personnes, d'après le Global Slavery Index, qui classe ce pays au sixième rang mondial en termes de prévalence de la traite humaine. Aboli en 1980, devenu une infraction depuis le vote du Parlement en 2007, reconnu dans la Constitution comme un crime contre l'humanité en 2012, l'esclavage n'existe plus officiellement dans le pays.

Pour y voir clair, l'apport des associations de défense des droits de l'homme est essentiel. L'une d'elles, basée en France, de retour du terrain, nous a récemment fait part de sa préoccupation quant au sort réservé à ces populations laissées pour compte, esclavagisées et surtout non éduquées.

Une véritable bombe à retardement, avertit l'affable ex-consul Mohamed Yahya Ciré, que nous retrouvons, chez lui, en Île-de-France, entouré par une famille soudée qui l'a toujours suivi dans son combat pour l'abolition de l'esclavage et la lutte contre le racisme. C'est que Mohamed Yahya Ould Ciré est lui-même un métis de mère hartanie et de père arabe.

Au-delà de son engagement à travers l'Association des Haratines de Mauritanie en Europe (AHME) et son corollaire éditorial « Le cri du Hartani », il s'est lancé dans un long parcours de recherche entre histoire et sociologie qui a abouti à une thèse et à la parution de deux ouvrages-clés sur la question de l'esclavage. Il s'est longuement confié au Point Afrique.

Le Point Afrique : La Mauritanie est apparue fortement divisée pendant et après la présidentielle du 22 juin. Que diriez-vous  ?

Mohamed Yahya Ould Ciré : Ce qui m'a interpellé lors des dernières élections en Mauritanie est que chaque communauté avait son candidat. Les Arabes avaient leur candidat (Ould Boubacar), les Berbères en avaient deux (Ould El Ghazouani, Ould Maouloud), les Haratines (Biram Ould Dah Ould Abeid), et puis la communauté négro-mauritanienne avait aussi son candidat (Kane Hamidou Baba). Sans l'existence de l'esclavage et du racisme, il n'y aurait pas eu cette division quasi ethnique de la société. C'est le signe d'une division structurelle du pays.

La candidature de Biram Ould Dah Ould Abeid aux élections présidentielles s'explique par l'existence de l'esclavage et le négationnisme par l'État de ce fléau. Les Négro-Mauritaniens rencontrent des problèmes de racisme qui leur sont spécifiques. En revanche, je ne pense pas que les Arabes et les Berbères soient menacés, mais ils ont fait grossir artificiellement les rangs des candidats afin d'introduire une plus grande division et ainsi de protéger leurs intérêts politiques.

Ce que vous ne soulignez pas, c'est le départ de l'ex-président Mohamed Ould Abdel Aziz, arrivé par un coup d'État en 2008, et donc la fin d'un régime dirigé par des militaires...

Laissez-moi vous rappeler que son départ n'était pas un choix, c'était souhaitable après douze années de pouvoir. Mohamed Ould Abdel Aziz a adopté cette stratégie, car il ne pouvait pas faire un troisième mandat, mais il a trouvé un dauphin pour le remplacer et, in fine, le seconder. N'oublions pas qu'El-Ghazouani est un officier, ami très proche de l'ancien président depuis plus de trente ans. Donc qu'il puisse remporter l'élection présidentielle n'est pas une surprise, cela laisse toute la latitude à Ould Abdel Aziz de revenir au pouvoir plus tard, un peu sur le modèle russe avec le duo Poutine-Medvedev. Il reste que des impondérables pourraient tout changer.

Il y a quand même une décrispation de la vie politique mauritanienne...

Les choses commencent timidement à bouger. Le président El-Ghazouani a nommé six ministres haratines. C'est une première. Mais, au-delà du nombre de ministres, il s'agit de promouvoir la communauté haratine. En Mauritanie, il y a une soixantaine de préfets et treize gouvernorats. Le ministre de l'Intérieur est un hartani. A-t-il la liberté de nommer un nombre important de haratines comme préfets et gouverneurs ? Il en est de même du ministre de l'Enseignement. Or on sait que beaucoup d'écoles dans les milieux haratines manquent d'enseignants. Ce ministre est-il capable de remédier à cette situation ? Le ministre de la Formation professionnelle appartient à la communauté haratine. Or le chômage touche en majorité les Haratines. Que ferait-il à ce niveau  ?

Plus que des nominations de ministres, de préfets ou autres, l'abolition de l'esclavage d'une manière définitive et réelle est le facteur le plus déterminant.

Mais que représentent vraiment les Haratines  ? Vous parlez dans votre ouvrage* et votre thèse d'identité haratine, de quoi s'agit-il  ?

Le mot haratine est un mot arabe qui veut dire « accéder à la liberté ». En hassania, dialecte local, haratine signifie affranchi. Ce sont des gens qui ont connu l'esclavage et qui ont été affranchis. Aujourd'hui, ce mot est devenu un terme générique qui désigne à la fois les affranchis et les esclaves de la communauté maure, composée d'Arabes et de Berbères. Quand, en 1974, j'ai cofondé le premier noyau de lutte pour la libération des Haratines, il s'est tout de suite posé la question de l'appellation. S'affranchir est une perspective de liberté alors que l'esclavage marque un statut figé. Assumer cette histoire faite de servitudes et de souffrances est un devoir qui s'impose aux Haratines.

Finalement, les Haratine sont-ils maures ou négro-africains  ?

Cette question fait partie de l'identité : les Haratines sont arabo-berbères par la culture et négro-africains par l'origine ethnique. Ces deux données historiques doivent être prises en compte dans toutes les appréciations objectives. En effet, comment nier l'une ou l'autre  ? C'est pourquoi les Haratines constituent un groupe social spécifique, différent à la fois des Maures par l'origine et des Négro-Mauritaniens par la culture. La dignité haratine est d'assumer l'histoire de l'esclavage, à savoir la culture imposée par celui-ci et leur origine négro-africaine dont ils ne peuvent se départir.

Quel est leur poids démographique  ?

Sous les différents régimes mauritaniens, il n'y a jamais eu de statistiques sincères et sérieuses. Les statistiques françaises de 1964-1965, qui ont tenu compte des ethnies et des groupes sociaux, indiquent que les Haratines (affranchis et esclaves) représentaient 43 % de la population mauritanienne. Aujourd'hui, les Haratines sont comptés comme des Arabes.

Le fait de vouloir faire des Haratines des Arabes est un prolongement de l'esclavage. Ils constituent un enjeu politique dans la mesure où leur intégration à la communauté arabe permet de revendiquer une majorité au nom de laquelle les Maures gouvernent le pays. Pour maintenir cet équilibre, l'État mauritanien fait tout pour retarder la prise de conscience notamment en freinant l'instruction des Haratines et en niant l'existence de l'esclavage.

Les rivalités entre les deux féodalités maure et négro-mauritanienne ont eu pour conséquence des pressions sur les castes inférieures des deux camps et empêchent celles-ci de se libérer. Dans la réalité, les deux féodalités sont des « rivaux associés ». Ces dernières rivalisent au besoin et se solidarisent contre toutes les castes inférieures des deux communautés.

À la différence des autres castes inférieures, les Haratines subissent les tiraillements des deux féodalités. Les Maures cherchent à garder les Haratines dans leur giron. Les Négro-Mauritaniens veulent les récupérer ou, à défaut, les neutraliser.

Comment se caractérise l'esclavage des Haratines en Mauritanie  ?

L'esclavage maure se caractérise par plusieurs facteurs. Premièrement, les esclaves et les affranchis sont plus nombreux que les Arabes et les Berbères réunis. Cela prouve l'ampleur du phénomène. Ainsi, une famille maure peut posséder jusqu'à 40 à 50 esclaves (hommes et femmes).

Deuxièmement, l'esclave travaille sans être payé, il peut être vendu, loué, prêté, donné, hérité, etc. En plus du travail lié à l'esclavage, les femmes jouent un rôle de procréation important. Dans le Coran, un maître peut disposer à sa guise de la femme esclave. Les enfants nés de cette relation deviennent alors les esclaves du maître. Rappelons que l'esclavage s'accompagne de sévices physiques : les esclaves insoumis ou récalcitrants sont battus, castrés, voire tués.

Troisièmement, les utilisations des esclaves sont multiples. J'ai établi une typologie de l'esclavage maure dans ma thèse en sciences politiques, soutenue à l'université Paris-II en 2006 et publiée par l'ANRT (Atelier national de reproduction des thèses) : « L'abolition de l'esclavage en Mauritanie et les difficultés de son application ». On peut distinguer tout d'abord l'esclavage traditionnel, dans lequel les esclaves s'occupent des animaux, cultivent les champs agricoles et effectuent les tâches domestiques. Il y a l'esclavage administratif, où un maître d'esclave peut faire recruter son esclave dans l'administration publique et toucher une partie ou la totalité de son salaire. Dans l'administration publique, les Haratines travaillent beaucoup plus que les Maures, mais montent moins vite dans la hiérarchie.

Puis il y a l'esclavage politique, où les maîtres font voter leurs esclaves pour les candidats de leur choix aux élections présidentielles, sénatoriales, législatives... Les candidats aux élections ne s'adressent donc pas aux esclaves, leurs seuls interlocuteurs sont les maîtres d'esclaves.

Ensuite, il y a l'esclavage moderne, qui touche tous les Négro-Africains, Mauritaniens compris. On les fait travailler sans les payer et, une fois que le travailleur conteste, il est mis en prison, où il est intimidé et forcé de renoncer à son dû.

Enfin, il y a le néo-esclavage, qui touche les affranchis de l'esclavage maure (les Haratines). Le maître qui affranchit son esclave le convainc qu'il s'agit là d'un acte de générosité dont ce dernier est redevable à vie. Vous avez des affranchis établis loin de leurs maîtres, mais qui continuent à leur donner une partie de leurs récoltes et de leurs biens. Ainsi, l'affranchissement devient plus profitable que le maintien en esclavage. Or, selon le Coran, l'esclave affranchi devient l'égal de son maître et n'est redevable de rien.

Que dit l'islam sur la question  ?

Dans mon livre La Mauritanie : entre l'esclavage et le racisme (éd. L'Harmattan), à la page 14, je relève un passage du Coran qui justifie l'esclavage : sourate XVI, verset 71. J'insiste sur le fait que le Coran a donné certains droits aux esclaves et recommande la libération de ceux-ci comme un acte de piété.

L'esclavage s'accompagne en Mauritanie du maintien de ses victimes dans l'ignorance. Les esclaves et les affranchis sont, à quelques exceptions près, tous illettrés. Cela n'est pas du fait du hasard. Leurs maîtres ne leur apprennent ni le Coran ni la charia (lois islamiques). Bien sûr, le Coran reconnaît et légalise l'esclavage, même s'il exhorte beaucoup les maîtres d'esclaves à les libérer. Par conséquent, l'instruction aurait permis une ouverture d'esprit notamment sur toutes les possibilités qui s'offrent aux esclaves pour sortir de la servitude.

En Mauritanie, à la place du Coran et de la charia, les maîtres enseignent la soumission des esclaves et lient le paradis promis aux esclaves au respect des maîtres. Ainsi la formule : « Le paradis de l'esclave est sous le pied de son maître. » Il y a toute une idéologie basée sur des dictons, des proverbes, de la poésie maure, etc. qui incitent les esclaves à accepter la servitude. Ainsi, il existe beaucoup de victimes de l'esclavage qui rejettent toute libération qui ne serait pas consentie par le maître.

La Mauritanie a une longue histoire avec l'esclavage. À quand remontent ces pratiques et pourquoi sont-elles si difficiles à éradiquer  ?

Il faut remonter au Ier siècle, plusieurs historiens ont attesté de la présence des Berbères au nord de la Mauritanie. À cette époque, ils cohabitaient avec les Noirs. Ensuite, au XIe siècle, il y a eu la fondation de ce qu'on appelle l'État almoravide, où l'esclavage des Noirs était déjà une pratique plus ou moins répandue. L'arrivée progressive des Arabes (à partir du XVIe siècle) a été un facteur important dans l'expansion de l'esclavage. Le brassage entre les Arabes et les Berbères va définir la structure sociale de la société maure : les guerriers, les marabouts et les tributaires, dont les esclaves.

Contrairement aux Négro-Mauritaniens qui vivent de leur travail (castes inférieures ou castes supérieures), les Maures, eux, détestent le travail manuel et leur société s'est construite sur l'esclavage. C'est une mentalité ancienne qui se perpétue.

Les Maures tirent énormément de profits de leurs esclaves. Ils travaillent à leur place sans être payés (gardiennage des animaux, culture des champs, conduite des caravanes pour vendre des produits...). Ils sont vendus, loués, donnés, hérités, etc. Leur existence permet aux Maures de vivre dans une forme de confort.

Quelle est la réalité historique et sociologique des différentes populations arabe, maure ou haratine en Mauritanie  ?

Quand les Arabes sont arrivés, ils sont directement entrés en conflit avec les Berbères, qui leur ont opposé une résistance farouche. L'histoire des Berbères et des Arabes a été faite de luttes et d'alliances. Plusieurs batailles vont les opposer avant la victoire finale des Arabes. Il s'agit de la guerre de Chär Bëbë, qui a duré de 1644 à 1674, soit trente ans. À la suite de cette victoire, les Arabes ont interdit le port des armes aux Berbères et les ont cantonnés à un rôle religieux. Ils se sont arrogé les domaines politique et militaire, qu'ils ont continué à exercer jusqu'à l'arrivée de la colonisation française. Les populations noires ont été de plus en plus repoussées vers le sud. Les batailles opposant les Arabes et les Noirs ont sécrété l'esclavage, d'où l'existence des Haratines.

La domination arabe a eu pour conséquence la création de quatre émirats. Les émirats du Trarza, du Brakna et de l'Adrar sont dirigés par les Arabes (beni hassan). L'émirat du Tagant fut créé par une tribu berbère devenue guerrière (Idaw'ich). Cela prouve, si besoin est, que la domination des Arabes sur les Berbères n'a pas été facile.

Quel rôle a joué la traite négrière transsaharienne  ?

Les Maures ont largement participé à la traite saharienne, qui a débuté au VIIe siècle. Ils pratiquaient les razzias, les kidnappings, etc. La chasse au Noir était une activité lucrative. Encore aujourd'hui, les traces de cette traite demeurent. Pour apeurer les enfants, les femmes de plusieurs ethnies négro-africaines (Bambara, Soninké, Wolof....) leur disent : « Le Maure est arrivé. » Les Wolofs désignent les Maures par le terme « 'nar », qui signifie « le feu » en arabe. En effet, les Maures incendiaient les villages et provoquaient ainsi la panique. Leurs cibles privilégiées étaient les femmes et les enfants.

Les Maures ont participé aux deux traites négrières atlantique et saharienne. Ils alimentaient la traite saharienne en envoyant des esclaves en Afrique du Nord et au Proche et Moyen-Orient. Ils fournissaient la traite atlantique en vendant des esclaves à Podor, Dagana et Saint-Louis du Sénégal. Leurs terrains de chasse couvraient le Sénégal, le Mali, la Gambie, la Guinée, etc.

Pourquoi l'arrivée des colons français n'a-t-elle pas permis d'en finir avec ces pratiques  ?

La France a créé le décret du 12 décembre 1905 qui abolit l'esclavage en AOF (Afrique occidentale française) et au Congo. Ce décret a été appliqué en Mauritanie de 1905 à 1909, soit quatre ans. Il a permis la création des villages de liberté au sud de la Mauritanie. C'est ainsi que les esclaves maures ont fui leurs maîtres pour se réfugier dans ces villages et aller au Sénégal.

La féodalité maure s'est alors plainte auprès de l'administration coloniale française.

À ce niveau, il convient de prendre en considération deux faits. D'une part, la France tenait à contrôler le vaste territoire mauritanien qui se situe entre l'Algérie et le Sénégal. D'autre part, la ténacité et l'esprit guerrier des Maures ont convaincu la France de sceller un accord avec ces derniers.

Ainsi, en 1909, la France renonce à appliquer son décret et les Maures finissent par accepter la colonisation. C'est le colonel Gouraud qui signa cet accord au nom de la France en s'engageant à laisser aux Maures « leurs ânes, leurs moutons et leurs esclaves ». La Mauritanie constitue l'exception dans l'AOF, où les lois françaises du 12 décembre 1905 ne furent pas appliquées.

Cet événement historique permet de dire que la France s'est servie des Haratines pour asseoir sa domination en Mauritanie. La lutte contre l'esclavage devient « vous êtes avec nous, vous ne perdez pas vos esclaves ».

Comment expliquer l'esclavage négro-mauritanien puisqu'il implique que maîtres et esclaves soient noirs  ?

L'esclavage a existé dans toutes les sociétés. Les Arabes ont réduit d'autres Arabes à l'esclavage avant de commencer la traite orientale et saharienne. Il en est de même des Européens avant de se tourner vers la traite transatlantique. Mais l'esclavage des Négro-Africains n'a rien à voir avec l'esclavage oriental (l'esclavage maure). Le décret du 12 décembre 1905 leur a été appliqué et cet esclavage est tombé en désuétude.

Pour les Négro-Mauritaniens, il existe un système de castes. Les castes inférieures subissent une discrimination de la part des classes supérieures. À titre d'exemple, les mariages entre les deux castes sont impossibles. Un membre d'une caste inférieure ne peut être ni chef de village ni imam de mosquée, même s'il est compétent en matière de connaissances islamiques. Chez certaines ethnies, les castes ne partagent pas les mêmes cimetières. C'est le cas des Soninkés.

Sur le plan politique, les castes supérieures monopolisent ce domaine, car ils s'opposent aux candidatures des classes inférieures et les obligent à voter en leur faveur.

Par ailleurs, les classes supérieures ont le monopole de la propriété terrienne. Dès lors, les classes inférieures dépendent de la bonne volonté des féodaux. Pour cultiver les terres, ils les louent auprès des propriétaires. Chaque contestation politique ou insoumission peut faire l'objet de représailles.

Comment les Haratines sont-ils visibles dans la ville, comment faire la différence avec les autres travailleurs  ?

Les Haratines vivent dans la pauvreté et, pour beaucoup d'entre eux, dans la misère. Ce qui se répercute sur leur état physique, leur habillement et leur habitat. C'est une des grandes différences entre eux et les Maures ou les Négro-Mauritaniens.

Les esclaves ont des habitudes vestimentaires proches de celles des Maures. Ils se distinguent par la couleur de la peau. Les premiers sont noirs alors que les derniers sont basanés ou blancs. Même si l'accoutrement est le même, les moyens pour s'habiller diffèrent.

Les Haratines sont souvent conducteurs de charrettes, porteurs d'eau, transporteurs de sable et de coquillages pour les constructions, ils sont gardiens des maisons, on les trouve souvent dans de petites cabanes auprès des villas de leurs maîtres. Ils sont dockers aussi au port de Nouakchott ou de Nouadhibou. Ils chargent et déchargent les marchandises dans les boutiques des Maures. Ils travaillent dans les abattoirs en égorgeant et dépouillant les animaux.

Les Maures et les Négro-Mauritaniens ne se livrent pas ou peu à ces activités.

Aujourd'hui, est-ce qu'il y a une prise de conscience réelle  ?

Il y a une prise de conscience importante. À l'intérieur du pays, on peut citer plusieurs associations qui luttent contre l'esclavage : SOS Esclaves, IRA-Mauritanie, CLTM (syndicat des travailleurs), El Hor, AFCF. Toutes ces organisations défendent les droits de la personne et luttent contre l'esclavage. Certaines organisations assistent les victimes et portent leur cause devant les tribunaux. Des cas d'esclavage sont souvent médiatisés et la question de l'esclavage est devenue centrale aujourd'hui en Mauritanie.

À l'extérieur du pays, il y a aussi AHME., les FLAM, ARMEPES-Ganbanaaxu, ainsi que des associations mauritaniennes en Amérique du Nord. Elles effectuent un travail de conscientisation, à l'égard de l'extérieur, mais également en direction des victimes en Mauritanie.

Le premier site dédié à l'esclavage en Mauritanie fut le nôtre : www.haratine.com

Enfin, Mohamed, racontez-nous votre histoire. Comment vous êtes-vous retrouvé en France et pourquoi avez-vous choisi de porter la cause des Haratines  ?

Je suis hartani de par ma mère et arabe de par mon père, ce qui fait de moi un métis. Mes origines maternelles m'ont amené à m'intéresser à la question de l'esclavage. Cela m'a conduit à créer en 1974 le premier noyau de lutte pour l'émancipation des Haratines, qui deviendra plus tard El Hor (Organisation de libération et d'émancipation des Haratines).

À la fin de mes études à l'ENA de Mauritanie, j'intégrais le ministère des Affaires étrangères de mon pays en 1976. Après plusieurs années dans la diplomatie, j'ai été nommé consul général en Guinée-Bissau en 1992. Dès ma prise de fonction, j'ai constaté l'existence de l'esclavage dans les magasins et les boutiques maures en Guinée-Bissau.

En 1994, un esclave a porté plainte auprès du consulat contre son maître. Ce dernier l'a fait travailler pendant deux ans sans le payer. À la suite d'une confrontation entre les deux, j'ai acquis la certitude qu'il s'agit d'un cas d'esclavage. J'ai exigé du maître de lui payer le smig (salaire minimum interprofessionnel garanti en Guinée-Bissau) pendant vingt-quatre mois. La somme obtenue a été remise à l'esclave.

Le règlement de ce différend a créé un conflit entre mon ministère de tutelle et la communauté mauritanienne en Guinée-Bissau. Pour régler ce cas, je me suis basé sur l'ordonnance n° 81-234 du 9 novembre1981, qui interdit l'esclavage en Mauritanie. Un autre cas s'est présenté, que j'ai réglé de la même manière. Au moment de quitter la Guinée-Bissau (parce que j'ai été rappelé au pays), un cas d'héritage s'est posé que je n'ai malheureusement pas pu traiter.

Toutefois, j'ai refusé de donner raison au maître d'esclaves venu de Mauritanie réclamer cet héritage. La Mauritanie édicte des lois anti-esclavagistes pour tromper la communauté internationale. En réalité, elle n'a pas pour objectif de les appliquer. Pour comprendre toute la situation, je vous renvoie à mon livre publié en 2014 par L'Harmattan, La Mauritanie : entre l'esclavage et le racisme.

En 1998, je suis arrivé en France, où j'ai demandé l'asile politique. En 2001, Hanoune Ould Oumar (dit Dicko) et moi avons créé l'Association des Haratines de Mauritanie en Europe (AHME), qui possède un site (http://haratine.com), un journal, Le Cri du Hartani, dans lesquels nous décrivons la situation politique en Mauritanie et dénonçons les pratiques esclavagistes.

* Mohamed Yahya Ould Ciré, « La Mauritanie : entre l'esclavage et le racisme », Paris, L'Harmattan, collection « Quête du sens », 2014, 191 p., préface de Georges-Elia Sarfati. Il est également l'auteur de « L'Abolition de l'esclavage en Mauritanie et les difficultés de son application (ANRT) », 2008.

Propos recueillis par Viviane Forson

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Bonnes feuilles de « La Mauritanie entre l'esclavage et le racisme », l'Harmattan - 2014

Il ne peut y avoir la pérennisation d'un système d'exploitation sans l'existence d'un pouvoir qui aide à le maintenir. Le pouvoir détient le monopole de la contrainte. Il l'utilise pour favoriser les dominants. Ce pouvoir peut être un pouvoir tribal, clanique, étatique, etc.

L'esclavage est antérieur au racisme. Quand le système esclavagiste était prédominant, le racisme n'existait pas parce que l'esclavage lui-même recèle un statut permettant et l'exploitation et la supériorité du maître.

Le racisme est, selon Albert Memmi, « l'exploitation profitable d'une différence. » Cette différence peut être d'ordre physique, physiologique (infirmité physique ou intellectuelle), culturelle (différence de culture), raciale ou ethnique (différence de peau ou d'appartenance culturelle, etc.)

Les Haratine sont victimes d'un double racisme : Un racisme lié à leur statut d'esclave et un racisme dû à leur couleur de peau noire. C'est pourquoi, même les esclaves affranchis selon les règles religieuses ne deviennent pas les égaux de leurs anciens maîtres maures (arabo-berbères).

L'usage du terme Haratine dans ce livre a un double sens. Il signifie d'abord l'esclave affranchi par la voie légale (la Charria, droit musulman). C'est le sens étymologique du mot.

Il a un second emploi à caractère politique. L'Organisation pour la libération et l'émancipation des Haratine (El Hor) a repris ce mot pour qualifier toute la communauté victime de l'esclavage maure, qu'elle soit affranchie ou encore esclave.

Le racisme maure touche aussi la communauté négro-mauritanienne. Pour les Maures, les Noirs ont toujours constitué leurs réserves d'esclaves. À ce titre, ils se considèrent supérieurs aux Noirs qui étaient leurs pourvoyeurs d'esclaves. Le fait que le Coran ait été révélé en langue arabe et que le prophète Mahomet soit d'origine arabe permet aux Arabes de revendiquer une supériorité sur les autres, surtout les Noirs.





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Commentaires (1)

  • Belphegor (H) 05/11/2019 13:47 X

    Vu que c'est votre fonds de commerce politique et pécuniaire vous avez tout intérêt à ce qu'elle reste "brûlante" comme vous dites.