16-03-2020 18:00 - Portrait : Cheikh Tahar, un paysan engagé

Portrait : Cheikh Tahar, un paysan engagé

Terroir Journal - Dans son champ, situé dans la cuvette de Karawlatt, en pleine période de récolte, vêtu d’un costume traditionnel de couleur bleue, la barbe bien tirée, et tenant une tige de mil à la main, Cheîkh Tahar Dia, le sourire aux lèvres, lâche :

« Nous sommes nés et avons grandi ici, cette terre est notre richesse. Le walo est là, dieu merci et nous l’avons exploité comme toujours, vous êtes témoin de cette récolte abondante. Depuis 1909, des papiers existent. Ces dernières années, on a eu des problèmes avec l’Etat qui veut récupérer la terre. En Afrique, c’est la mise en valeur de cette terre qui peut aider à reculer la pauvreté».

Á 47 ans, Cheikh Tahar Dia est très attaché à sa terre. Il fait partie des centaines de paysans qui exploitent cette terre depuis plusieurs générations. Mais, depuis 2010, l’État mauritanien s’est engagé dans une logique de confiscation des terres de la vallée du fleuve, au profit des sociétés multinationales d’agrobusiness.

Dans un premier temps, le gouvernement a attribué à la société "Rajii", du nom d’un homme d’affaires saoudien, une superficie de 50.000 ha de terres. Superficie qui s’étend sur deux wilayas, le Trarza et le Brakna

Pour Amadou Mamadou Guèye, chef du site des rapatriés de Bour-Diéri, la volonté des autorités est claire : "l’État mauritanien depuis une dizaine d’années cherche à récupérer cette terre alors que c’est une ressource dont nous avons besoin. Nous sommes dans un endroit cultivé où s’étendent des tiges de mil à perte de vue dans une année marquée par la sécheresse ; la récolte est très bonne et les animaux y trouvent leur compte".

L’arrêté de la discorde

Devant la résistance des paysans, "Rajii" se retire. L’Etat attribue alors une superficie de 3.200 hectares de terres à l’Autorité Arabe d’Investissement et de Développement Agricole (AAAID). Des terres situées dans les cuvettes de Karawlatt-Woullou Ndiaye, et qui faisaient vivre des centaines de familles. Les paysans se remobilisent, mais leurs recours sont rejetés par la commission départementale des litiges fonciers. Dans les rangs des paysans, émerge la figure de Cheikh Tahar. Son engagement se révélera à l’occasion de la publication, un jour de 2010, d’un arrêté signé par le wali (gouverneur) de la région du Brakna, annonçant au public l’intention du gouvernement mauritanien d’attribuer une superficie de 3200 hectares à l’AAAID, située dans la cuvette de Karawlatt-woullou N’diaye, dans la commune de Darel Barka.

C’est lors d’une marche de protestation, organisée à Darel Barka par les exploitants terriens de la cuvette de Karawlatt- Woullou N’Diaye, que l’homme s’est d’abord illustré. Géant à la large poitrine, et orateur hors pair, brassard rouge autour de la tête, il a terminé de rassembler les nombreux paysans venus des localités environnantes, le 17 avril 2015.

Quelques jours en prison

Une semaine après cette marche historique, le voilà encore dans la cuvette de Karawlatt, le téléphone collé à l’oreille, participant avec des paysans à un sit-in de protestation contre l’aliénation des terres, qui dura plus d’une semaine Il est arrêté en septembre 2014, avec d’autres paysans, Deddahi O Seyidi, Amadou Mamadou Guèye, Abdarrahmane O Seyidi, Mahmoud Alassane Dia, Djiby Hamat Sow, Brahim O Inalla, imam de Reghba. Tous ont été emprisonnés à la maison d’arrêt d’Aleg, la capitale régionale, où ils ont passé plusieurs jours avant d’être libérés. Les multiples convocations de l’autorité, les arrestations, l’arrêté du Hakem (préfet) concrétisant la volonté de l’État d’attribuer les terres de la cuvette de Krawlatt-Woullou Ndiaye n’ont fait que renforcer la détermination des paysans, celle de Cheikh Tahar, en particulier.

Dans les nombreux rassemblements d’alors, il ne cessait de scander : « vos greniers ne vont plus contenir des sacs de mil ; ni de niebbe, ni de maïs, ni de sorgho encore moins, d’aliments de bétail. Plus grave, répétait-il, vos forêts denses vont disparaitre, vous n’aurez plus d’espaces vitaux et les maladies de toutes sortes vont apparaitre dans ce beau coin ».

« L’État mauritanien n’a même pas été capable de nous convaincre sur la pertinence de son projet d’attribution des terres, et a ignoré complètement vos prétentions consignées pourtant dans un document, assénait le paysan devant une assemblée de paysans réunis dans la localité de Reghba en présence des représentants de la société civile locale, AMAD et l’ONG-ROSA. »

« Il a côtoyé les organisations de droits de l’homme auprès desquelles il a appris comment se défendre »

La vie de Tahar n’a pas été facile. Né à Bour-Diéri, à proximité de Darel Barka, il est parti étudier le coran à Boutilimit, à l’âge de 11 ans. Il lit et écrit l’arabe, et a une parfaite maîtrise du hassaniya. En 1989, alors qu’il était revenu au village pour aider ses parents dans l’élevage du troupeau, des évènements douloureux éclatent entre la Mauritanie et le Sénégal. La famille est forcée à l’exil, et Tahar la suit. Sur place, il va s’initier à l’alphabet pulaar, langue qu’il enseignera plus tard à Lobodou et Thiélaw (Mauritanie), après son retour d’exil. Il est membre de plusieurs organisations de la société civile locale. Selon M. Amadou Tidjane Kane, maire de la commune de Darel Barka, c’est l’expérience de la déportation qui a formé sa personnalité.

« Très jeune, Tahar a perdu son père avec qui il avait été déporté en 1989, abandonnant leur terre, eux qui se considéraient intouchables. Il revient au pays très agité et marqué par la déportation, période durant laquelle il a côtoyé les organisations de droits de l’homme auprès desquelles il a appris comment se défendre».

De retour à Bour-Diéri, il exploite les terrains de culture de la famille ; une superficie estimée à six hectares, le rendement de son champ cette année a atteint 2,5 tonnes. Le mil très blanc déposé sur une grande bâche forme un tas élevé. Sans compter les rendements en graines de niebbé et en aliments de bétail, feuilles de niebbe et tiges de mil.

«Si l’Etat Mauritanien nous soustrait cette ressource, source de vie de plusieurs milliers de personnes et de bêtes y compris des bovins et des camelins venus de toutes les régions, comme vous le constatez vous-même, nous sommes en droit de nous opposer à sa décision », affirme Cheikh Tahar, avec calme. "Cette ressource essentielle est générée par la terre de Karawlatt", martèle Tahar. « Depuis 2010, le service départemental de l’agriculture n’a plus effectué de visite dans la cuvette ». Cette affirmation est, en partie, corroborée par les propos de l’inspecteur départemental de l’agriculture selon qui son service n’a pas mis pied à Karawlatt depuis au moins cinq ans.



Difficultés de l’État à convaincre

L’Etat Mauritanien a des difficultés à convaincre les paysans de la pertinence de son projet d’attribution des terres. Les exploitants de Karawlatt reprochent aux autorités d’ignorer leurs exigences, consignées dans un document élaboré lors d’une assemblée générale.

« Avec ce régime et même ceux qui l’ont précédé, nous, les paysans de Darel Barka, avons toujours entretenus des rapports tendus à cause de leur attitude méprisante à notre égard. Il est inconcevable que l’État mauritanien brade des terres exploitées depuis des siècles par les paysans locaux, des terres qui ont contribué à nourrir des populations entières », dit le leader paysan.

Les arguments en faveur du projet de l’AAAID, qui est soutenu par le gouvernement, sont aussi repris par quelques techniciens mauritaniens. C’est le cas de M. Mohamed Ould Breïke, directeur régional de la Sonader (Société nationale du développement rural) au Brakna.

« L’arrivée de l’AAAID est une opportunité pour les populations rurales frappées durement par la pauvreté. La société a accompli de nombreuses réalisations à Baghdad (Trarza), en apportant beaucoup d’aide sociale à la communauté locale. Et ce depuis 1995. Elle a apporté des moissonneuses, des tracteurs agricoles, des engrais chimiques pour les agriculteurs de la localité en plus de la construction et l’équipement de postes de santé, etc. »

De 1995 à 1998, Cheikh Tahar se lance dans le commerce, à Nbeygha dans l’est mauritanien avant d’aller continuer la même activité au Sénégal, puis d’embrasser la politique en 2006 au sein d’un parti d’opposition. En 2009, il poursuit son militantisme modéré au sein du parti gouvernemental dont le gouvernement a attribué les terres de Karawlatt à l’AAAID. Suffisant pour que Tahar se rebelle contre ses alliés politiques qui sont devenues selon lui un obstacle à l’ambition qu’il incarne.

Amadou Mamadou Gueye, a été le compagnon de prison de Tahar. Il approuve totalement l’action de son camarade : "Nous saluons les efforts déployés par Tahar DIA pour cette terre, son engagement en faveur du développement local et de la reconquête de nos droits spoliés. Nous ne voulons pas que l’État nous arrache notre terre". Tous les habitants de la zone ne sont pas des admirateurs de Tahar. Pour Omar, un paysan qui cultive un champ à proximité du sien, "Tahar est un homme au caractère difficile, qui supporte mal la contradiction. Dans nos nombreuses réunions, Tahar cherche toujours à imposer ses idées aux autres et manque toujours de respect".

L’Etat recule pour mieux sauter

L’annulation de l’arrêté attribuant à l’AAAID 3200 hectares de terres dans la cuvette de Karawlatt- Woullou N’Diaye, quatre mois plus tard, avait suscité l’enthousiasme des paysans de Darel Barka, qui l’ont vécu comme une victoire de leur lutte. Mais cet enthousiasme sera de courte durée. Un autre communiqué notifiant la location des terres par l’État mauritanien à l’AAAID à la place de l’attribution va réveiller la colère des paysans. Entre paysans et autorité, c’est l’impasse. Aucune issue ne semble s’amorcer. Selon un ancien élu, l’état devait impliquer les communautés locales et ne pas bousculer les populations.

« Le projet doit être maintenu car il génère des ressources financières, absorbe le chômage, fait reculer la pauvreté rurale et peut transformer radicalement le mode de vie locale. Mais le gouvernement est allé très loin, en emprisonnant des paysans et en intimidant d’autres. Les investisseurs devraient commencer par exploiter de petites superficies, convaincre les exploitants traditionnels de la pertinence de leur démarche au lieu d’accaparer de grands espaces vitaux qui ont servi depuis des centaines d’années à maintenir la vie humaine et animale.»

L’opinion de Tahar et de bon nombre de paysans, sauf quelques irréductibles, n’est pas très éloignée de celle de l’ancien élu.

« La détermination des paysans ne faiblira pas. Il est urgent de convoquer un dialogue entre l’AAAID et les propriétaires terriens pour discuter autour de ce litige foncier. Les cimetières, les mares, les couloirs de transhumance, les zones de cultures traditionnelles, les forêts classées et les espaces de pâturages doivent être exclus de la superficie de 3.200 hectares, avant d’entamer toute discussion entre les ayants droits et l’AAAID. »

Mais, surtout, selon lui, « l’État doit rester un arbitre, un juge entre les deux camps, et éviter de se ranger du côté de l’une des deux parties ». Il a prononcé ces mots avec le sourire aux lèvres, mais sous le sourire, on sent une grande détermination.

Daouda Abdoul Kader DIOP

Boghé, 15 mars 2020





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