03-05-2020 11:54 - Règlements de compte au sein de la famille Assad

Règlements de compte au sein de la famille Assad

Le Monde - Les tensions au sein du clan dirigeant en Syrie, d’une virulence sans précédent, sont aggravées par des « révélations » dans la presse russe.

En cette dixième année de guerre, les Syriennes et les Syriens ont pourtant un autre sujet de conversation que le conflit toujours en cours, entre autres à Idlib, les millions de réfugiés interdits de retour dans leurs foyers ou le risque de diffusion du coronavirus dans le pays.

La « révélation » par un journal russe que le président Bachar al-Assad aurait offert à son épouse Asmaa une toile de David Hockney, « The Splash », d’une valeur de plus de 27 millions d’euros, a en effet provoqué la stupeur dans une population qui croyait avoir tout vu en matière de corruption de ses dirigeants.

Que le dictateur syrien ait effectivement acheté cette toile à Sotheby’s importe désormais moins que la « révélation » d’un tel scandale par un média proche du Kremlin, sur fond de règlements de compte entre Bachar al-Assad et son cousin Rami Makhlouf, l’homme le plus riche de Syrie, hier pilier du régime, aujourd’hui cible de campagnes « anti-corruption ».

Rien ne va plus entre les deux cousins

Rami Makhlouf a été le principal bénéficiaire de la « libéralisation » économique menée par Bachar al-Assad une fois que celui-ci avait succédé, en 2000, à son père Hafez al-Assad, lui-même maître absolu de la Syrie durant trente années. Makhlouf s’est alors constitué un véritable empire, accaparant à son profit les « privatisations » d’entreprises publiques, investissant dans les nouvelles banques « privées » et, avec Syriatel, prenant une position dominante dans la téléphonie mobile. Avec une fortune évaluée en milliards de dollars, de 3 à 7 suivant les sources, Makhlouf est devenu le grand financier des milices pro-Assad, dont le rôle dans la répression du soulèvement populaire de 2011 a été déterminant. Makhlouf a aussi veillé à soutenir généreusement les activités « charitables » d’Asmaa al-Assad, l’épouse du despote syrien, notamment par le biais de son association Al-Boustan.

La montée en puissance de nouveaux profiteurs de guerre dans l’entourage présidentiel a entraîné, à partir de 2018, des tensions de plus en plus palpables entre Bachar al-Assad et son richissime cousin. Elles se sont accentuées avec le retour sur le devant de la scène d’Asmaa al-Assad, en août 2019, « totalement » guérie d’un cancer du sein contre lequel elle avait bataillé durant une année. La reconquête par le régime de la majeure partie du territoire syrien a entraîné une redéfinition du partage des dépouilles dans un pays ruiné, dont Rami Makhlouf fait à l’évidence les frais.

Une partie de ses biens sont mis sous séquestre, des arriérés d’impôts très conséquents sont exigés, mais surtout le tabou de l’immunité du clan Assad est tombé. Tout récemment, quatre tonnes de haschich ont été saisies en Egypte dans une cargaison de lait d’une société de Makhlouf, tandis que les biens d’une autre société, Abar Petroleum, déjà visée par des sanctions américaines en 2018, ont été saisis, mais cette fois par le régime Assad. Makhlouf affirme, sans vraiment convaincre, avoir investi dans la société Abar d’hydrocarbures, sans lui être légalement lié.

La Russie jette de l'huile sur le feu

Ces tensions sans précédent entre les cousins Assad et Makhlouf ont été exacerbées par la publication de « révélations » très embarrassantes pour le dictateur syrien dans des médias proches du Kremlin, au premier rang desquelles le supposé « présent » de Bachar à Asmaa d’une valeur de 27 millions d’euros.

De là à affirmer que de telles « révélations » constituent des représailles de Makhlouf à la campagne menée contre ses intérêts, il y a un pas que certains franchissent, rappelant que Mohammed et Hafez Makhlouf, le père et le frère de Rami, se sont tous deux installés à Moscou (Hafez Makhlouf était jusqu’en 2014 l’un des chefs des services syriens de sécurité). Mais le malaise est plus profond, avec mise en cause de la capacité d’Assad non seulement à reconstruire la Syrie, mais même à la gérer de manière « normale ».

Alexandre Aksenenok, vice-président du Conseil russe des affaires internationales (CRIA), et lui-même un diplomate chevronné ayant servi, entre autres, en Syrie, a ainsi publié sur le site du CRIA une analyse sévère pour le régime Assad: « il est de plus en plus évident que le régime est réticent ou incapable de développer un mode de gouvernement qui limiterait la corruption et le crime et permettrait la transition d’une économie de type militaire vers des relations commerciales et économiques normales ».

Plus grave encore est la publication par l’agence russe Ria Fan d’une « enquête d’opinion » (sic) qui aurait été menée en avril 2020 auprès d’un millier de Syriens. 71,3% des sondés considèreraient la corruption comme le principal problème du pays, 53,1% voteraient contre Bachar al-Assad à la présidentielle de 2021 (32,1% pour) et 70,2% voudraient « l’émergence de nouveaux hommes politiques ». Ces chiffres n’ont naturellement aucune valeur en tant que tels et ne servent que de ballon d’essai pour une politique russe de plus en plus frustrée face à l’incapacité d’Assad à sortir, même superficiellement, d’une pure logique de guerre civile.

Déjà en 1984, Hafez al-Assad et son frère Rifaat s’étaient déchirés, alors qu’ils avaient sauvé, dans le bain de sang de Hama, deux ans plus tôt, leur régime menacé par une insurrection islamiste, doublé d’un soulèvement populaire. Les deux frères n’avaient évité de s’affronter en plein Damas que grâce à la médiation de l’URSS, qui avait « exfiltré » Rifaat al-Assad sur son territoire. Le bras de fer entre Bachar al-Assad et Rami Makhlouf n’a pas aujourd’hui la même dimension militaire, mais il est révélateur, une fois de plus, des contradictions constitutives de cet « Etat de barbarie » qu’est le régime Assad, pour reprendre l’expression du regretté Michel Seurat.

La guerre que Hafez, puis Bachar al-Assad ont menée contre leur propre peuple est bel et bien au coeur de leur dynamique de pouvoir, quelles que soient les querelles qui agitent désormais le clan dirigeant.

Par Jean-Pierre Filiu




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