07-06-2018 00:00 - Lettre ouverte à un chameau (Extrait des Mauritanides, par Habib Ould Mahfoudh)

Lettre ouverte à un chameau (Extrait des Mauritanides, par Habib Ould Mahfoudh)

Adrar-Info - Mon cher chameau,

Je sais déjà qu’il n’est pas facile d’être un chameau par les temps qui courent. Tu bosses suffisamment dur pour pouvoir penser à autre chose. Mais je suis sûr que tu me pardonneras, du fin fond de ton désert, de t’avoir adressé cette lettre.

Je t’écris, en fait pour ne rien dire. C’est génial n’est-ce pas ? D’abord ne t’inquiète de la citation mise en exergue. Ça ne veut rien dire. Il est vrai que ce Feuerbach n’est pas con… Enfin pas plus qu’un autre… ça ne justifie rien.

Tout au plus cela traduit notre incapacité intellectuelle actuelle à produire nous-mêmes et par nous-mêmes.. Nous sommes retombé dans un moyen âge intellectuel où le Magister Dixit est plus actuel que jamais. Nous sommes devenus des consommateurs à temps plein.. Mais nous ne consommons que des sous produits, des déchets toxiques.

Notre espace culturel est un triste théâtre où des jeunes à la moustache Nietzschéenne marchent sur les pieds de vieillards égrenant des chapelets de citations moyenâgeuses.

Chacun se démène sur scène, crie, interpelle , accuse, recuse, excuse,exige, oblige, s’érige… devant une salle vide. Le public est parti, lassé de ces singeries. L’orchestre de »l’élite » noie cette mascarade dans une cacophonie que personne n’écoute.

Chameau notre culture n’est plus qu’un bout de papier… dans une cuvette de WC. Nous sommes passés maître de la singerie, de la représentation. La presse, le conformisme, le confort intellectuel, le psittacsisme sont nos maîtres-mots.

Nous nous enivrons d’ersatz importés. Nous nous gavons d’idéologies cuisinées dans les Mac Donald’s de la médiocrité universelle.. Nous mâchons des chewing-gum que d’autres ailleurs ont craché il y a longtemps.

Chameau, nos vêtements nous les cherchons dans les magasin de prêt à porter. Et nos idées dans les magasins de prêt à penser.

Tout ceci pour te dire que j’ai eu recours à un allemand pour exprimer une idée que n’importe quel chameau aurait pu trouver en ruminant.

Excuse-moi, très cher de te faire perdre quelques années de ton temps précieux.. Encore heureux que tu n’aies pas de montre.. Tu sais cet objet diabolique qui mesure le temps, qui nous conditionne tellement que je me demande si ce n’est pas lui qui nous a inventés.

A propos suis-tu régulièrement tes cours d’alphabétisation ? Ne me dis pas que tu as toujours su lire et écrire ce n’est pas vrai. Je sais qu’il est frustrant pour un adulte de quitter ses certitudes et son confort imbécile pour apprendre à lire et à écrire.

On se demande toujours à cet âge à quoi sert l’instruction… surtout lorsqu’elle est sans finalité… Bon pendant que tu y es, inscris aussi ta grand-mère comme ça elle pourra au moins écouter les actualités du mercredi soir sur Radio-Mauritanie.

Mon cher Chameau, à part ça, ça va . Ton neveu va bien. Je l’ai vu l’autre jour. Il m’a dit avoir traîné sa bosse un peu partout : Golfe, Lybie, Sénégal. Il a été engagé comme chauffeur de taxi. Et c’est un travail qui rapporte. A Nouakchott il y a si peu de taxis et tellement de gens que j’ai proposé à quelqu’un de haut placé que dorénavant, ça soit les personnes qui transportent les voitures.

C’est plus économique et ça résoud le problème. Nous nous mettrons tous des vignettes sur le front et une plaque sur la tête. Et les voiture lèveront la roue avant pour nous arrêter.

L’autre jour, j’ai entendu qu’à partir de janvier 89, il faudrait un permis pour conduire les chameaux.. Tu imagines TUUUT ! Stop ! Police ! Papiers ! Hop ! Que ça saute !Frein à main ! Clignotant ! Descendez ! Qu’est ce qu’il a dans le ventre de votre chameau ? Assurance ? Surcharge ! Il y a une personne de trop !Dis, tu imagines ça ? Un chameau s’arrêtant aux stops, pillant aux feux rouges, freinant des quatre pattes pour ramasser une belle jeune femme à côté du marché ?

Ce serait sublime… Arrêtons de rêver…

Tu ris, tu ris chameau… Et tu as tort. Parce qu’au fond cette vie me plaît. Parce que ce n’est qu’une transition. Parce qu’elle disparaîtra d’elle-même. Parce que la situation est difficile mais pas désespérée…

Parce que des hommes et des femmes croient toujours en leur pays, malgré la rhétorique imbécile, malgré le discours nébuleux, les idéologies périmées, les analyses tautologiques. Malgré les contraventions dressées aux chameaux, l’alphabétisation des vaches, la vente des bouses aux supermarché, le soutien-gorge imposé aux chèvres.

Malgré le poisson qu’on exporte pour importer ensuite, notre fer qu’on vend pour pouvoir acheter après. Malgré ces hommes d’affaires qui ne font pas d’affaires, ces directeurs qui ne dirigent pas, ces millionnaires qui mendient, ces athlètes paralytiques. Oui chameau, nous espérons. Et nous avons raison d’espérer.

Chameau, entre tes dunes poudreuses et tes étoiles tristes, tu dois bien t’ennuyer… Viens ici à Nouakchott, amène ta famille, tes voisins, ton berger même s’il le faut, ce tortionnaire sadique ? Viens.

Prends du papier journal, un jerrican, une boîte de haricots vide et plante ta barraque où tu voudras.. Je te vois bien marcher de ton pas altier au marché du 5ème entre les vendeurs de voiles et les vendeuses de boubous. Fais comme tout le monde. Tu es Mauritanien toi aussi bon sang ! N’oublie pas ta carte d’identité, ta nationalité, ton casier judiciaire et colle-toi un timbre de 50 Ouguiya sur la gueule. Ainsi tu ne pourras plus l’ouvrir et tu auras l’air d’une demande manuscrite.

Chameau, mon frère chameau. Ne viens pas, si tu veux… Je te comprends, nous te comprenons ; comme toi nous avons connu l’ivresse des espaces transparents, des infinis bleutées.

Nous avons bu les clairs de lune, comme toi… Comme toi nous avons trouvé des mirages, cherché des ailleurs qui n’existent nulle part… chameau et nous avons su que la poésie est l’exigence d’un monde qui n’est pas le nôtre et nous sommes partis.

Et mon pays, chameau, et mon peuple, se sont révélés un long, long poème inachevé. Un poème se faisant lui-même, vivant, bâtissant sa chair de sa chair, respirant le monde vibrant au rythme de son propre parfum.

Et moi, et toi, et nous, ne sommes en fin de compte que des traîtres et des apostats. Salut.

Habib Ould MAHFOUD



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Commentaires (2)

  • KANTAKI (H) 07/06/2018 19:31 X

    Pathétiquement Habib Ould Mahfoudh ! Les chameaux, quoi de mieux pour étendre comme une natte les tenants et aboutissants de notre civilisation saharienne pleine de contradictions, de paradoxes et d'interdits magnifiques... Les chameaux, ces traîtres de bêtes de somme ! Infidèles, gourmandes, laides à souhaits et puantes comme des Kleilouat de montagne ! Les chameaux, c'est aussi une société permissive mais discrète sur les moindres gestes, compétente sur les moindres décisions... Mahfoudh nous aura rempli un grand vide durant les années de braise, lui qui grâce à ses mauritanides avait distrait plus d'u chef d'état et faite sourire plus ...d'un chameau...

  • ELVALLI (H) 07/06/2018 12:37 X

    Salut Habib, qu’Allah t’enveloppe dans sa miséricorde. Ton ami chameau a vécu des années encore plus sèches, après que tu nous as quitté en nous laissant blasés, sur le quai, par nos bidasses comme de tristes chiffons. Tous les chameaux, du moins ce qui en restent, ont été achetés par Aziz pour le compte de ton pauvre ami Kadhafi, l’ex roi des roitelets africains, oui, oui le libyen. C’est une histoire triste comme la fin de tous les dictateurs.

    Bref, tous les chameaux portent, maintenant au pays, la même marque au fer rouge: UPR. On fait une longue file indienne, sous l’œil vigilant du berger (le même chef tribal que tu connais) et on empoche 20 ouguiyas nouvelles. Tout ce qu’il y’a de neuf dans notre désert, c’est un nouveau tirage de billets des ouguiya qui sont introuvables. Même en faisant des holdups armés à la banque Tijarri. Introuvables nos ouguiya. Je te le dis à toi : (sauf dans la caisse noire de notre ministre des finances, tête de veau).

    Tu ne me croiras pas mais, je jure par Allah, il y’a des Imams qui affirment que notre gouvernement assure l’éducation, la santé, la sécurité tout, tout. Il ne faut plus avoir pitié d’eux si tu les vois, ces impies, tous les jours bruler en Enfer ! En réalité il n’a aucun sou notre gouvernement, Il est plutôt préoccupé par le maintien au pouvoir du propriétaire exclusif des chameaux quitte à souder son derrière au fauteuil présidentiel !

    Aziz veut aller se la couler douce aux iles des marquises mais les gars le retiennent pour continuer à profiter de notre misère. Excuse-moi, je sais que tu n’aime pas la pensée unique. Nos intellectuels modernes ceux qui ont fait comme toi la lecture de Voltaire, de Hugo, de Marx et de Mao font grève maintenant, les docteurs de médecine et les gens de l’imprimerie nationale aussi font grève comme les cheminots de la SNCF. Ils ont du écouter des émissions de RFI qui revenaient sur les événements de mai 68 et ça leur a éveillé le souvenir des Yéyé que les flics et les bidasses n’aimaient pas, les Imams aussi.

    Tu sais qu’un conflit social fini toujours par des concessions des travailleurs. Le Capital est de nos jours plus fort ! Tu ne me croiras pas mais le président américain est un riche commerçant qui n’a jamais payé le fisc. L’Arabie Saoudite préfère les juifs sionistes aux perses chiites. Quant à nous, devant les dérives autoritaires du dictateur du moment qui a enterré vivants nos sénateurs et qui a renvoyé en exile nos hommes d’affaires qui faisaient l’aumône aux pauvres, nous cherchons toujours la parade : participer à de fausses élections supervisées par une non moins fausse CENI ou les bouder, fièrement, quitte à perdre le récépissé de notre parti anémié.

    J’arrête de t’annoncer de mauvaises nouvelles. Mais l’année a été mauvaise pluviométriquement et cela affecte l’humeur de ton ami chameau. Je le retiens tous les jours avec une dérisoire ration d’aliment à bétail mais il te rejoindra dans l’au-delà, sous peu, tellement le gars est nase ! Il demande si tu es connecté à l’internet, ici pas d’internet tes élèves font leur brevet. Quelle idée de mettre la tête d’un chameau sur ton profil face book !

    Habib, tu continue à nous faire sourire. Un chameau qui sourie doit se mettre un haouli ou un caleçon sur la bouche.

    PS : le campement va retourner à sa place de 1960, Nouakchott est plein à craquer de Haratines révoltés par Biram, un tout nouveau baathiste négro-africain qui veut briguer la magistrature suprême… mais tu t’en doutais déjà, dans notre désert aussi il y’a de ces pirouettes et des manœuvres politiciennes ! Qui vivra verra…