12-12-2025 21:00 - Mauritanie : Quand le triomphalisme officiel voile la réalité des droits humains
Sidati Mohamed -- En Mauritanie, le discours officiel en matière de droits humains se veut triomphaliste, présentant le pays comme un modèle en matière de progrès démocratique et social.
Le 10 décembre 2025, Journée internationale des droits de l’homme, Sid’Ahmed Ould Bennane, Commissaire aux droits de l’homme, proclame des « développements majeurs et réalisations tangibles » et présente la Stratégie nationale de promotion et de protection des droits de l’homme (2024–2028) comme un outil central de justice sociale, de pleine citoyenneté et de renforcement des droits économiques et sociaux.
Ce récit, largement diffusé par l’AMI, esquisse une Mauritanie en avance sur le plan institutionnel et social, conforme aux standards internationaux de droits humains.
Cependant, confrontée aux expériences concrètes des populations, cette image se fissure. Les CDWD (Communautés Discriminées sur la base de l’Ascendance et du Travail) continuent de subir des discriminations structurelles, une précarité persistante et une exclusion politique systématique.
Human Rights Watch (HRW, 2022) documente des pratiques discriminatoires affectant l’accès à la terre, à la justice et à la participation politique, tandis que le Département d’État américain (US Dept. State, 2024) relève un déficit systémique de mise en œuvre des réformes. Ces constats mettent en évidence un décalage profond entre le discours officiel et la réalité quotidienne des populations marginalisées.
1. Quand le discours officiel occulte les violations structurelles
Le discours officiel, réaffirmé lors de la Journée internationale des droits de l’homme du 10 décembre, s’inscrit dans une stratégie de légitimation politique fondée sur la mise en avant de progrès déclarés en matière de droits humains.
La Stratégie nationale de promotion et de protection des droits de l’homme (2024–2028) est ainsi présentée comme un tournant majeur ayant permis l’“amélioration des droits économiques, sociaux et culturels”. Ce narratif gouvernemental, marqué par un ton triomphaliste, vise à projeter une image de modernisation institutionnelle et de conformité aux standards internationaux.
Cependant, cette mise en scène institutionnelle se heurte à des réalités structurelles bien plus préoccupantes, particulièrement pour les Communautés Discriminées sur la base de l’Ascendance et du Travail (CDWD). Les constats établis par Human Rights Watch (2022) et les rapports du Département d’État américain (2024) mettent en évidence la persistance de discriminations systémiques, enracinées dans un héritage social hiérarchisé qui n’a jamais fait l’objet d’un démantèlement réel.
Ces violations, telles que l’accès inégal à la terre, l’exclusion des mécanismes de justice, la faible représentation institutionnelle ou l’absence de politiques publiques ciblées, ne sont ni ponctuelles ni accidentelles. Elles relèvent de formes de domination structurelle profondément ancrées.
Le contraste entre le discours officiel et les expériences vécues reflète un écart normatif caractéristique des systèmes où les réformes annoncées répondent davantage à des impératifs diplomatiques qu’à une volonté de transformation interne.
Le gouvernement mobilise une rhétorique de performance internationale, visant à démontrer une conformité superficielle aux normes globales, tout en éludant les questions politiquement sensibles liées à l’ascendance, aux hiérarchies sociales ou à l’inégalité d’accès aux ressources publiques.
Cette stratégie de communication produit une invisibilisation des violations. En mettant l’accent sur des « réalisations » institutionnelles, la rhétorique étatique neutralise la possibilité d’exprimer la réalité des discriminations, d’autant plus que les CDWD, déjà marginalisées, n’ont ni l’espace médiatique, ni la protection juridique, ni les structures de représentation nécessaires pour porter leurs revendications. Le discours triomphaliste fonctionne ainsi comme un mécanisme de déni, qui transforme la critique légitime en contestation perçue comme illégitime, voire subversive.
Ce phénomène n’est pas unique à la Mauritanie, mais il y prend une dimension particulière en raison du poids historique des structures sociales fondées sur l’ascendance. Contrairement à d’autres pays de la région, la non-reconnaissance officielle des discriminations spécifiques, malgré les recommandations de mécanismes internationaux comme la CADHP/Res.619 (LXXXI) 2024, renforce la profondeur du décalage entre le narratif institutionnel et les réalités vécues.
Ainsi, la célébration officielle des droits humains et la présentation de stratégies ambitieuses ne suffisent pas à masquer l’écart structurel entre les annonces publiques et la persistance de pratiques discriminatoires. Le discours étatique, loin d’être neutre, devient un outil politique qui contribue à maintenir les hiérarchies sociales existantes et à occulter les violations subies par les populations les plus vulnérables.
2. Droits civils et politiques : modernisation institutionnelle, démocratie réelle limitée Le discours officiel présente la modernisation des partis politiques et des institutions judiciaires comme un signe indiscutable de vitalité démocratique et de consolidation de l’État de droit.
Selon Sid’Ahmed Ould Bennane, ces réformes institutionnelles, combinées à la Stratégie nationale 2024-2028, garantissent l’inclusion et la protection des citoyens dans le cadre d’une démocratie solide (AMI, 2025). Cette rhétorique suggère que la Mauritanie serait en passe de se conformer aux standards internationaux de gouvernance démocratique, en particulier en matière de respect des droits civils et politiques.
Pourtant, les analyses indépendantes montrent une réalité bien différente. La liberté d’expression reste fortement restreinte et la Mauritanie occupe la 97ᵉ place sur 180 au World Press Freedom Index 2024, ce qui indique des pressions systématiques sur les médias indépendants, des intimidations ciblées contre les journalistes critiques et des poursuites judiciaires visant les défenseurs des droits humains.
Les CDWD sont particulièrement vulnérables à ces restrictions, car toute critique ou revendication publique peut entraîner des représailles administratives ou juridiques, aggravant leur marginalisation.
Les organisations de la société civile représentant les CDWD rencontrent des obstacles persistants, tels que le refus d’enregistrement légal, la surveillance accrue et l’exclusion systématique des instances de dialogue national (US Dept. State, 2024).
Ces barrières institutionnelles limitent drastiquement leur capacité à influencer la formulation des politiques publiques, ce qui perpétue l’exclusion politique héritée du système esclavagiste.
Le World Justice Project 2023 classe la Mauritanie 109ᵉ sur 142 pays en matière d’État de droit, soulignant l’influence persistante de l’exécutif sur le système judiciaire et l’indépendance largement théorique des juges.
Des études académiques et rapports d’ONG montrent que la modernisation institutionnelle reste souvent formelle et superficielle. Les partis politiques sont structurés pour répondre à des impératifs de légitimation internationale, mais la participation réelle des groupes marginalisés, notamment les CDWD, est limitée. Le processus électoral, bien que formellement ouvert, ne garantit pas une représentation équitable.
Les CDWD sont sous-représentées et les mécanismes de recours face aux discriminations électorales sont insuffisants (HRW, 2022). Ainsi, l’État de droit proclamé reste largement théorique, et la démocratie réelle reste inaccessible à ceux qui subissent encore les effets de l’histoire esclavagiste.
3. Droits économiques et sociaux : ambitions versus réalités
Le discours officiel met en avant des programmes sociaux phares tels que Taazour, Dari, l’assurance maladie universelle et l’École républicaine comme des incarnations concrètes de la justice sociale. Selon la Stratégie nationale, ces initiatives devraient réduire les inégalités économiques, améliorer l’accès à la santé et à l’éducation et renforcer le développement humain (AMI, 2025). En réalité, l’impact sur les CDWD est limité et souvent superficiel.
Taazour, destiné à soutenir 140 000 familles via des transferts monétaires conditionnels, souffre d’un manque de transparence dans la sélection des bénéficiaires. Les rapports d’ONG et d’institutions internationales révèlent que les CDWD sont fréquemment exclues du dispositif, tandis que les populations urbaines ou politiquement alignées bénéficient disproportionnellement des aides (HRW, 2022).
Le programme Dari, censé fournir des logements décents pour les enseignants, privilégie les zones urbaines comme Nouakchott et Nouadhibou, laissant les régions rurales et les zones marginalisées dans un état de précarité structurelle (Ministère de la Solidarité, 2023). L’assurance maladie universelle, qui couvre officiellement 100 000 familles et étudiants, reste inaccessible aux populations nomades ou isolées, faute d’infrastructures sanitaires suffisantes et adaptées (OMS/UNICEF, 2023).
L’École républicaine, malgré la construction et la rénovation de milliers de salles de classe, ne compense pas les disparités socio-économiques, linguistiques et géographiques qui affectent particulièrement les enfants issus des CDWD (INSTAT, 2023).
Des analyses de la Banque mondiale et de la Banque africaine de développement confirment que ces programmes, bien que généreusement dotés sur le papier, reproduisent et parfois aggravent les inégalités territoriales et sociales. Le fossé entre ambitions proclamées et impacts réels demeure donc immense, et les populations les plus vulnérables continuent de subir l’exclusion et la marginalisation économique.
4. Résolution CADHP/Res.619 (LXXXI) 2024 : un engagement absent
La Résolution CADHP/Res.619 (LXXXI) 2024, adoptée le 6 novembre 2024 à Banjul par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, constitue un jalon essentiel pour la protection des droits des communautés victimes de discrimination fondée sur l’ascendance et le travail (CADHP, 2024). Elle recommande aux États africains d’adopter des mesures législatives, institutionnelles et politiques concrètes pour éradiquer les pratiques discriminatoires structurelles, de cartographier les victimes et de garantir leur participation active dans la formulation des politiques publiques.
Or, le discours triomphal de l’État ignore cette recommandation pertinente et spécifique aux CDWD. Les CDWD demeurent largement exclues des processus décisionnels et n’ont pas de mécanismes efficaces pour faire valoir leurs droits (HRW, 2022 ; US Dept. State, 2024). L’absence de mise en œuvre de la résolution révèle non seulement un déficit institutionnel, mais également un refus implicite d’affronter les racines historiques et sociales des discriminations persistantes. Cette lacune institutionnelle compromet la crédibilité des engagements étatiques et perpétue un système de marginalisation.
5. L’esclavage moderne, la traite des personnes et la Cour spéciale : un dispositif insuffisant Malgré les déclarations officielles sur la lutte contre l’esclavage moderne et la traite des personnes, les données montrent que la situation reste alarmante. Le Global Slavery Index 2023 estime à 149 000 le nombre de Mauritaniens vivant dans des conditions assimilables à l’esclavage moderne, affectant principalement les CDWD.
Ces situations comprennent la servitude domestique, le travail forcé dans l’agriculture pastorale, la dépendance héréditaire et l’exploitation sexuelle. Pour répondre à la pression nationale et internationale, le gouvernement a créé en 2024 une Cour spéciale par la loi 2024-039, destinée à juger les crimes liés à l’esclavage et à la traite des personnes.
Cette Cour bénéficie de compétences élargies, notamment la possibilité d’enquêter et de juger rapidement les auteurs présumés, de prononcer des peines dissuasives et d’assister les victimes.
Cependant, cette institution fait l’objet de critiques significatives. Son cadre reste dépendant de l’exécutif, ce qui remet en question son indépendance. Les experts juridiques et HRW (2022) soulignent qu’elle pourrait être instrumentalisée politiquement, ciblant surtout les acteurs périphériques, tandis que l’élite traditionnelle esclavagistes reste largement impunie.
Depuis sa création, le nombre de condamnations reste limité et les peines souvent symboliques (US Dept. State, 2024). Les victimes manquent de programmes de réinsertion socio-économique, de refuges sécurisés et de protection contre les représailles. Les critiques internationales recommandent un suivi indépendant, des programmes de protection des victimes et une transparence totale dans les décisions et enquêtes (Rapport OHCHR, 2023).
En l’absence de réformes institutionnelles plus larges et de mesures d’inclusion, la Cour risque de rester un instrument symbolique de légitimation internationale, incapable de produire une justice réelle pour les CDWD et plus orientée sur la lutte contre l’émigration clandestine.
6. Dialogue national et citoyenneté : inclusion symbolique ou réelle ?
Le Commissaire aux droits de l’homme, Sid’Ahmed Ould Bennane, décrit le dialogue national comme un processus inclusif, serein et représentatif, destiné à renforcer la cohésion sociale et à concrétiser la citoyenneté pour tous (AMI, 2025). Selon cette vision officielle, ce dialogue constituerait un instrument de gouvernance participative permettant d’identifier les priorités politiques et de résoudre les tensions historiques et sociales, tout en intégrant pleinement les populations marginalisées dans la vie politique et institutionnelle du pays.
Toutefois, l’analyse des pratiques effectives révèle un décalage important entre cette rhétorique et la réalité. Les CDWD restent largement exclues des discussions, leur représentation est souvent symbolique, leur capacité d’influence minimale et leurs préoccupations spécifiques sont reléguées au second plan.
Les zones rurales et périphériques, où la majorité des CDWD résident, sont quasi absentes du dialogue, ce qui limite la portée territoriale et sociale des décisions (HRW, 2022 ; US Dept. State, 2024).
Cette exclusion révèle une dimension stratégique du dialogue national. Il fonctionne comme un outil de légitimation gouvernementale. Les autorités utilisent ces forums pour présenter une image de concertation et de consensus, tout en préservant le contrôle centralisé sur les décisions politiques. L’absence d’un mécanisme de suivi indépendant et de reddition de comptes signifie que les engagements pris resteront largement théoriques et folkloriques.
La Résolution CADHP/Res.619 (LXXXI) 2024, recommandant l’inclusion effective des CDWD, n’est jamais mentionnée dans ce cadre. Le dialogue national est présenté comme un instrument de pacification sociale, mais il masque des rapports de force asymétriques. Les groupes dominants contrôlent l’agenda, les priorités et la mise en œuvre, tandis que les CDWD restent cantonnées à des rôles consultatifs sans pouvoir réel.
La citoyenneté proclamée devient une abstraction formelle, masquant la persistance des exclusions structurelles et renforçant un statu quo qui légitime symboliquement des décisions déjà prises. Pour que le dialogue national devienne un outil d’inclusion et de citoyenneté réelle, il faudrait réformer ses structures, garantir une représentation authentique des CDWD, instaurer des mécanismes de suivi indépendants et aligner les pratiques nationales sur les obligations internationales.
Recommandations pour une Mauritanie réellement inclusive
Transparence absolue et recensement statistique désagrégé de tous les programmes sociaux. Participation active et contraignante des CDWD avec quotas et financements dédiés. Mise en place de suivi indépendant impliquant société civile, experts internationaux et CADHP. Application stricte de la Résolution CADHP 619, lois anti-discrimination, programmes d’inclusion ciblés.
Renforcement radical de la lutte contre l’esclavage moderne et la traite avec enquêtes, poursuites et programmes de réinsertion.
Accès équitable et prioritaire aux services sociaux et éducatifs dans les zones rurales et marginalisées.
Références
AMI – Discours Commissaire droits homme, 10 déc. 2025 : https://cridem.org
CADHP – Résolution 619 (LXXXI) 2024 : https://achpr.au.int/en/adopted-resolutions RSF – World Press Freedom Index 2024 : https://rsf.org/en
US Dept. State – Country Reports on Human Rights Practices 2024 : https://www.state.gov/reports/2024-country-reports-on-human-rights-practices/mauritania
World Justice Project – Rule of Law Index 2023 : https://worldjusticeproject.org
Global Slavery Index – Mauritanie 2023 : https://www.globalslaveryindex.org/country/mauritania
Human Rights Watch – Rapports Mauritanie 2022 : https://www.hrw.org/africa/mauritania
Ministère de la Solidarité – Programmes sociaux 2023 : https://www.solidarite.mr
INSTAT – Rapport statistique 2023 : https://www.inr.mr
OMS / UNICEF – Mauritanie : https://www.who.int/countries/mrt
Banque Mondiale – Mauritanie : https://www.worldbank.org/en/country/mauritania
Banque africaine de développement – Mauritanie : https://www.afdb.org/en/countries/west-africa/mauritania
OHCHR – Mauritanie : https://www.ohchr.org/en/countries/mauritania
Cheikh Sidati Hamady
Expert Senior en droits des CDWD, Chercheur associé, Spécialiste des Discriminations Structurelles, Analyste et Essayiste
