29-03-2014 16:08 - Les producteurs de l'Histoire mauritanienne (6)

Les producteurs de l'Histoire mauritanienne (6)

Adrar-Info - Les Maures de l’Afrique occidentale française (1904) de Georges Poulet.

Au début du XXe siècle, Georges Poulet écrivit l’ouvrage Les Maures de l’Afrique occidentale française (1904), avec une préface élogieuse de Binger10, dans lequel il s’attache à expliquer la situation politique de ceux‐ci, avec la préoccupation centrale de déterminer leurs possibilités de résistance à l’occupation militaire en cours.

Ses sources étaient les archives de Saint‐Louis et des escales du Fleuve Sénégal. D’une manière générale, les Bidân sont présentés à partir de traits exotiques et négatifs.

Ainsi, Binger (in Poulet 1904 : v) écrit qu’il s’agit de l’une « des populations presque ignorées de nous jusqu’à ce jour » et justifie l’intérêt qu’on lui porte désormais en suivant des directives gouvernementales : « Le moment était bien choisi pour ce travail, et votre éminent Gouverneur général l’a fort bien compris.

Alors que nous voulons exercer une action plus directe sur nos sujets berbères et arabes, que nous voulons à leur tour les faire participer à cette oeuvre d’assimilation toute pacifique dont il a si judicieusement élaboré le programme, leur état social et politique, les affinités qui les rapprochent et les rivalités qui les divisent.

Vous avez, dans vos très justes conclusions, montré ce qu’étaient devenus ces peuples dont Ibn‐Khaldoun a vanté dans maintes circonstances la cohésion. Vous n’avez plus retrouvé que les vestiges de leur ancienne puissance dans leur fractionnement, dans leurs divisions en castes et en tribus plus ou moins hostiles entre elles.

Vous les avez représentés livrés aux rapines des uns et au pillage méthodique des autres, incapables de se livrer avec sécurité au commerce et à l’élevage, incapables même d’une action commune sous le drapeau de l’islam, et réclamant ouvertement une protection qui leur permette, dans l’ordre et la paix, de prendre part à cette évolution civilisatrice dont ils nous voient présentement assurer le bienfait à leurs voisins nègres de l’Afrique occidentale.
»

L’ouvrage de Poulet est placé d’emblée dans le cadre des objectifs coloniaux d’expansion du contrôle politique, au sein d’une société que l’on imagine comme étant l’héritière directe des sociétés bédouines décrites par Ibn Khaldûn au XIVe siècle.

Depuis ce début du XXe siècle, l’importance accordée à cet érudit maghrébin et à ses écrits sur les nomades sahariens ne cessera de croître, y compris dans la période post‐coloniale, ainsi certains auteurs s’appuient encore sur ses hypothèses pour interpréter la situation politique moderne de Mauritanie (i.e. Cheikh 1985, Bonte 1988c, 2001).

Pour écrire son livre, Poulet s’inspira des traditions orales et écrites de la gebla. Il inaugure ainsi une longue tradition de production de l’histoire des Bidân qui se reproduit jusqu’à nos jours. La vision giblo‐centrique de l’histoire exprime l’histoire locale du Sud‐ouest mauritanien, mais aussi la vision des érudits bidân qui revendiquaient le statut religieux (zwâya, tolba).

Cette vision zwâyocentrique de l’histoire dénonce en particulier la situation « injuste » des zwâya qui, tout en étant les dépositaires autoproclamés de la culture et du savoir des Bidân, sont « exploités et humiliés » par les guerriers, dits hassân ou ‘arab. Les auteurs coloniaux, comme Poulet, s’approprièrent cette manière de voir propre à un groupe statutaire et à une région du pays, qui fut la première et la seule à avoir été vraiment colonisée.

En s’appuyant sur les informations recueillies auprès d’un érudit de la gebla qui fut l’un des principaux collaborateurs des colonisateurs, Shaykh Sidiyya al‐ Kabir, Poulet écrit qu’il n’y avait aucune cohésion sociale entre des « masses flottantes dominées par des poignées de guerriers violents et rapaces. » (Poulet 1904 : 161). Ainsi, les « tribus maraboutiques » et les tributaires « [souhaiteraient] une intervention énergique qui les protégeât contre leurs insatiables oppresseurs [hassân]. »

Et citant Shaykh Sidiyya, il précise que « l’aspiration des foules maures travailleuses est la même… l’appel à la protection d’une force puissante, organisée, qui les défende » (Poulet 1904 : 162). En conséquence, la conquête mettrait fin aux luttes intestines des « Maures » et elle impliquerait la désagrégation et la disparition des « tribus guerrières » comme les « tyédo » [ceddo, soldats‐esclaves] qui étaient en voie de disparaître au Sénégal (Poulet 1904 : 163).

En fait, comme le montre Searing [2002 et 2007b], au Sénégal, les Français s’étaient appuyés sur certains groupes musulmans pour affirmer leur dominance contre l’aristocratie wolof dont le pilier central était constitué par les ceddo. Poulet confirme qu’une politique similaire de soutien intéressé aux groupes religieux bidân avait été adoptée en Mauritanie.

Dans les deux cas, sénégalais et mauritanien, les ennemis des colonisateurs étaient les groupes guerriers, de quelque statut qu’ils soient. Malgré l’importance accordée aux groupes musulmans, la place de l’islam en tant qu’élément politique est sous‐estimée, ainsi Poulet affirme :

« La question religieuse n’existe pas chez les Maures en tant qu’élément politique. Elle n’est qu’un état éthologique et social qu’il faut respecter comme nous le respectons chez nos populations indigènes. Le fanatisme islamique a pu être exploité par certains chefs, surtout dans la région septentrionale de l’Adrar ; il ne s’est jamais manifesté dans l’ensemble des tribus occidentales du désert. (…)

La foule immense des tolba, des croyants, est justement celle qui n’ose nous crier à l’aide mais qui nous fait connaître ses désirs et qui nous attend. Les grands chefs religieux sont nos premiers auxiliaires, impuissants encore eux‐mêmes contre bien des tribus guerrières qui – suivant l’expression de Sidi Ahmet Labbid, un chef fameux des Oulad Nacer – n’auraient plus, en acceptant la protection des Français, les belles occasions de piller et de faire ainsi rapidement fortune.
» (Poulet 1904 : 166).

En résumé, Poulet considère qu’il n’y a rien à craindre d’une occupation du pays des Bidân car les guerriers ont la force des armes — sans pour autant constituer une armée — mais sont divisés entre eux, et les musulmans, tout en étant leurs victimes, n’agitent pas la bannière de l’islam contre les Français, bien au contraire, ils leur demanderaient leur protection pour se défendre des guerriers. En conséquence, « l’occupation de la rive droite du Sénégal et la pénétration lente mais ferme dans l’arrière Sahel paraissent devenues des nécessités politiques. » (Poulet 1904 : 168).

La Mission au Sénégal (1913) de René Basset

René Basset, doyen de la faculté de Lettres d’Alger, publia la première monographie historique sur la Mauritanie en 1913, sous le nom de Mission au Sénégal. Ses sources étaient, d’une part, les traditions orales recueillies auprès de lettrés bidân par les administrateurs locaux et, d’autre part, la littérature régionale en français, écrite par des voyageurs comme La Courbe11, et par des militaires administrateurs comme Gouraud et Poulet.

Basset cite également la littérature de la région de la gebla mentionnée précédemment (les oeuvres de al‐Yadâlî et le Kitâb alansâb de Walid al‐Daymani), ainsi que d’autres livres de référence des lettrés maghrébins (Basset 1913 : 438). Basset établit plusieurs thèmes historiographiques qui auraient marqué, d’après lui, l’histoire des Bidân et qui seront repris, avec quelques changements, par Paul Marty et par d’autres auteurs coloniaux (Marty 1916, Beyries 1937, Dubié 1953, Desire‐Vuillemin 1962 et 1997). Tentons de diviser cette « histoire totale » selon deux époques.

— Histoire antique :

(1) Avant le XIe siècle, la région était peuplée par des Berbères « Djoddala » et Lamtûna mais aussi par des « peuples noirs ».

(2) Au XIe siècle, « une partie des tribus maraboutiques » pénètre au Sahara occidental avec le chef almoravide Abû Bakr (fils de Tilagaguin, fils d’Ourtentak), qui apporte l’islam dans cette région. À cette époque, « la prédominance politique appartenait à une tribu plus ou moins judaïsante, les Bâfor ou Bâfour » (Bafur), qui habitaient en diverses localités de l’Adrâr (Basset 1913 : 445). (3) Abû Bakr et ses armées almoravides islamisent le Soudan, où il mourut en 1087. Évoquant les traditions sur les origines des Bidân, l’auteur soutient que les « tribus maraboutiques » sont des Berbères qui se prétendent Arabes (Basset 1913 : 447‐448).

— Histoire proche issue de l’histoire de la gebla (le Trârza et le Brâkna) :

(1) Un groupe berbère confédéré, les Tashumsha, émigre de Taraudant, au Maroc actuel, vers l’Adrâr, puis au Trârza (Basset 1913 : 448‐451). Au Trârza, les Tashumsha et leurs descendants se mêlent aux Berbères descendants des almoravides qui y sont installés. Les Tashumsha deviennent un groupe spécialisé religieux, zwâya, et souffrent des agressions des groupes guerriers locaux.

(2) Des groupes guerriers issus des Banî Hassân descendent dans la gebla. L’un d’entre eux, les Awlâd Rizq, impose sa dominance sur les Tashumsha. Plusieurs groupes hassân se battent entre eux pour le pouvoir politique. Les Awlâd Rizq sont chassés par les Awlâd M’Barek, lesquels prétendirent imposer l’impôt à tous les groupes de la région, ce qui déclencha une guerre entre « Marabouts, Arabes et Zenagas » (Basset 1913 : 455).

(Basset 1913 : 451‐454). Ces faits se sont produits à l’époque de la fondation de la cité de Shinqît, que Basset place à 829H/1461.

(3) Un autre groupe des Banî Hassân, les Magfar (Maghâfirah), arriva dans la région et participa aux guerres locales. Basset rapporte divers épisodes traditionnels issus de Shiyyam azzwâya, qui mettent en relation les Tashumsha, les Awlâd Rizq et les Magfar.

(4) Dans ce contexte d’affrontements, émergea un grand guide politique et religieux, Nâsir al‐Dîn, qui déclencha un vaste mouvement de réforme islamique connu sous le nom de Sharbubba, la guerre de Bubba (Basset 1913 : 462 et sqq.). Basset rapporte la version de ces événements écrite par al‐Yadâli. La guerre concerna les Bidân de la gebla mais aussi les Wolof du Waalo et les Tukolor du Fuuta Tooro ; ils étaient organisés en deux partis, l’un dirigé par Nasîr al‐Dîn et l’autre par les chefs guerriers Magfar. La guerre se solda par le triomphe de ces derniers qui imposèrent leur dominance sur le parti des religieux zwâya.

(5) Après la victoire des Magfar, la présence européenne commença dans le Sahara occidental, depuis le Río de Oro jusqu’aux rives du Fleuve Sénégal (Basset 1913 : 475‐541).

L’entreprise historique de Basset est bien plus ambitieuse que celle effectuée par Poulet. En particulier parce qu’il ne se contente pas de donner les informations issues des traditions locales de la gebla, extrapolées à l’ensemble de la société bidân, mais qu’il s’attache également à historiciser les épisodes en question.

Pour ce faire, en l’absence de dates précises (hormis Sharbubba qui eut lieu vers 1674), Basset cite al‐Bakri, qui fut le premier auteur arabe à mentionner la geste almoravide, puis les ouvrages des premiers voyageurs portugais et espagnols dans cette région ouest‐saharienne, ainsi que ceux des voyageurs français.

Quelques points méritent d’être précisés. D’abord, l’intérêt de Basset pour les dates et pour combler des lacunes avec des sources extérieures aux chroniques locales bidân, ce qui permet l’entrée des Bidân dans l’histoire saharienne telle qu’elle se construisait au début du XXe siècle. Deuxièmement, l’histoire politique des Trârza et des Brâkna, les premiers à avoir eu des relations suivies avec les Européens, occupe une place considérable et quasiment exclusive (Basset 1913 : 487 et sqq.)

Il est question de royauté chez eux, il parle ainsi de « roi des Trarzas » (Basset 1913 : 510, 537), de « roi des Braknas » et du « roi du Oualo » (Basset 1913 : 510), c’est‐a‐dire le roi des Wolof du Waalo. Cependant, Basset parle également des « émirs et émirats » (Basset 1913 : 507), sans qu’aucune explication ne soit donnée sur le contenu de ces termes.

Raymond Taylor (2007a) examine longuement cette question, je me contenterai de noter ici que Basset projette ses propres référents du politique dans une réalité tout à fait différente. Troisième remarque, les relations entre les Bidân de la gebla et les Wolof du Waalo sont évoquées à plusieurs reprises (Basset 1913 : 488‐489, 531, 533, 536), à partir de sources comme le P. Labat (1728, Nouvelle relation de l’Afrique) et Cultru (1910, Histoire du Sénégal).

Ces relations, si importantes pour l’histoire régionale, ne seront pas toujours reprises ultérieurement, impliquant un parti pris de disjonction artificielle entre l’histoire des Bidân et celle des Wolof dans la région du Fleuve Sénégal. Enfin, si Basset se donne la peine de citer quelques informations sur l’intérieur du pays des Bidân (il mentionne ainsi le Tagânet, l’Adrâr et le Hawd), il reconstruit l’histoire des Bidân à partir de l’histoire régionale des Trârza et des Brâkna. Cette manière de voir marquera pour les années à venir, et jusqu’à présent, la confusion récurrente entre l’histoire de la gebla et l’histoire de la Mauritanie.

A suivre …./

Mariella Villasante Cervello : »Les producteurs de l’histoire mauritanienne. Malheurs de l’influence coloniale dans la reconstruction du passé des sociétés sahélo-sahariennes », in Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel. Problèmes conceptuels, état des lieux et nouvelles perspectives de recherche (XVIIIeXXe siècles), M. Villasante (dir.), Vol 1, 2007 : 67-131.

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10 Louis Gustave Binger était Directeur du Département de l’Afrique au Ministère des colonies de 1902 à 1906. Ilavait été explorateur et administrateur colonial en Afrique de l’Ouest et avait écrit deux livres : Esclavage, islamisme et christianisme (Paris, 1891) et Le péril de l’islam (Paris, 1906) (Harrison 1988 : 32-33).

11 Sieur de la Courbe, Premier voyage du Sieur de la Courbe à la coste d’Afrique en 1685, édité et présenté par Pierre Cultru, Paris, 1913.




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