10-09-2014 01:52 - L’Azâwân, une musique originale et savante

L’Azâwân, une musique originale et savante

Adrar-Info - Je voudrais vous parler de la place de l’Azâwân, la musique des iggawen maures, dans le monde des musiques. Plusieurs personnes ont insisté pour que, dans mon exposé, je ne manque pas d’expliquer les raisons de mon intérêt durable pour cette musique : de 1962 à nos jours.

Certains penseront peut-être qu’à mon âge, il eut été préférable de me consacrer à des activités moins frivoles. Je pourrais leur répondre avec le poète :
Emjiyya l‑el‑hawl alla çayf
Mani ga’ etleyt ef‑sennu


Ekber mennu, yagheir es‑sayf
Elli Hind erriyah tsennu.

Donc situons-nous en 1962-64, années pendant laquelle, jeune capitaine, j’ai commandé une unité franco mauritanienne à Bir Moghreïn, aux confins nord de la Mauritanie nouvellement indépendante.

Certes, Bir n’est pas réputé pour ses iggâwen : il n’y en a pas dans le nord, mais nous y recevions la visite des Sidati, well A’wa, Jaysh, … avec lesquels nous passions des soirées bien plaisantes.

Quelle différence avec mes concerts parisiens ! Au lieu d’une attitude impavide, ici, les interactions entre le musicien et son public étaient constantes et l’expression de l’émotion était la règle.

L’attitude à l’égard du musicien était aussi fort curieuse, à la fois affectueuse et taquine. Un autre monde vraiment, toute une culture dans laquelle la musique jouait un rôle central, mais révélatrice au niveau de l’organisation de la société et des relations sociales. La musique elle-même paraissait fort complexe et séduisante et elle éveillait vivement ma curiosité.

Je décidai de passer mes trois mois de congés sur place avec un guide et deux chameaux qui m’emmenèrent d’el-Beyed dans l’Adrar à Boumdeit. Peu après, ethnologue Germaine Tillion me demandait de l’accompagner en Mauritanie où j’eus tout le loisir de rencontrer et d’enregistrer les leçons d’Ahmed well Dendennni, d’el Ban well Nanna, de Mennina, de Bou well Bâba Jeddou, de Saymâli, et bien d’autres.

Ces recherches firent l’objet d’une thèse publiée en 1975, rééditée en en 2005 et qui est actuellement traduite en arabe. Par la suite, la retraite fut l’occasion de répondre un peu plus à ma curiosité en m’intéressant aux musiques des pays voisins du Mande et du Maghreb.

Je pus aussi constater l’importance de l’évolution parallèle de la société et de la musique sur une durée d’une quarantaine d’années. Sans entrer dans des considérations trop techniques, je voudrais maintenant montrer comment l’approche musicologique est une source d’information importante sur les relations culturelles entre les les peuples.

L’Azâwân fait partie de la grande famille des musiques modales que l’on rencontre du Maroc au Vietnam. Ces musiques utilisent des échelles modales (sellem musica), qui visent à créer un état émotif particulier (ethos) chez l’auditeur.

En pays maure, sous l’influence probable d’érudits férus de culture arabo-islamique savante, les iggâwen ont conçu un système modal complexe et original qui comporte cinq modes (dhûr) de base et de nombreux sous-modes. Ces érudits ont aussi joué un rôle dans l’adoption de la poésies arabe classique, dans les beit.

Ces dhûr comportent chacun cinq notes de base sur lesquelles les tiggawâten accordent leur ardin. Ils se distinguent de ceux de la musique savante maghrébine-andalouse qui comportent sept notes.

En outre, au cours d’un concert, ces dhûr sont joués successivement dans un ordre imposé, alors que dans la nuba andalouse, on ne joue qu’un seul mode, les morceaux successifs se distinguant par des rythmes différents.

Il s’agit donc de systèmes musicaux différents et l’on peut donc douter que Ziriab, l’un des fondateurs de la musique andalouse ait pu être à l’origine de Azâwân. L’originalité de l’Azâwân apparaît encore dans l’usage de l’ârdîn, une harpe dont je n’ai trouvé l’équivalent nulle part ailleurs.

Il est joué par les femmes alors que dans les monde arabe et soudanais, les femmes ne jouent pas d’instruments à cordes, sauf chez les Touaregs. Cette dernière remarque nous oriente vers une influence de la culture musicale znagîya à l’origine de l’Azâwân. Cette hypothèse est renforcée par le fait que le vocabulaire de base de la musique est entièrement berbère.

Le témoignage d’el Lemtuni va dans le même sens : au début du 16 ème siècle, certaines femmes du Tekrour jouaient des instruments de musique et il existait auprès des puissants des musiciens laudateurs qui font beaucoup penser aux iggâwen.

Cela ne veut pas dire que, actuellement, l’Azâwân « soit » une musique berbère. Il faut aussi compter avec les l’influences ultérieures des Hassân et des Soudanais. Les chefs hassanis dans leur mouvement vers le Sud, ont trouvé des populations chez lesquelles les griots jouaient un rôle important pour légitimer le pouvoir des puissants acquis par les armes.

Ils ont adopté cette institution indispensable dans un contexte de compétition intense. La distinction s’établit alors entre les poêtes, pouvant appartenir à toutes les classes sociales, et les ggâwen appartenant à une caste héréditaire et dont le rôle ne se limitait pas du tout à la musique.

Dans le Hodh, les emprunts musicaux aux griots du Mande, bambara et soninke. sont avérés et il a pu en être de même au Trarza où l’ancêtre de la famille des Ahel Maydah est un Peul.

La tidînît est un luth identique aux ngoni et autres hoddou de la région et fort différent du ‘oud arabe. Il n’est pas exclu non plus qu’il y ait aussi eu des emprunts aux musiques populaires locales, notamment celle des Hassan dont nous ne savons rien. Comme beaucoup de musiques savantes, les iggâwen ont donc exploité et remanié les sources diverses qui étaient à leur disposition, en l’occurrence, berbère, soudanaises et arabe- bédouine.

Le début des émirats a été une période d’intense créativité pendant laquelle le système modal de l’Azâwân s’est structuré et développé, parallèlement dans l’ensemble des régions, les émirs étant toujours plus avides de musiques, « jamais entendues » qui leur seraient dédiées. Les Hassan ont donc joué un rôle important dans le développement de l’Azâwân qui s’est fait dans leur langue et avec leur poésie. Il en est résulté une musique particulièrement originale.

Cette originalité se manifeste aussi par l’utilisation fréquente d’accords et au niveau des relations entre les différentes parties en présence : voix et instruments et, parfois, voix entre elles, ne suivent pas forcément la même ligne mélodique.

Cela distingue l’Azâwân des autres musiques modales qui ne tolèrent que de légères variations ornementales entre les parties. Il s’agit donc d’une pratique de l’harmonie distincte de l’harmonie occidentale en ce qu’elle n’utilise que les notes du mode et non celles de l’échelles occidentale.

Aujourd’hui, les conditions sociales qui ont été à l’origine de l’Azâwân ont disparu. Les iggâwen doivent s’adapter aux besoins d’un public urbanisé, moins élitiste, ignorant des bases de l’Azâwân. La société est soumise par les média à l’influence des musiques les plus variées où domine le système harmonique occidental.

Ces circonstances fragilisent la transmission de la tradition et font même courir un risque de disparition à ses aspects les plus originaux. Il ne peut être question de bloquer des évolutions inéluctables, mais plutôt de favoriser une prise de conscience de ce qui fait la spécificité de cette musique et son prix.

Les efforts d’explication de la radio confiés à des vieux griots ne sont pas adaptés au public contemporain. D’autres supports pédagogiques seraient nécessaires pour faire comprendre aux jeunes iggâwen et à leur public les fondamentaux de leur musique qui font sa spécificité et son prix.

Exposé de Michel Guignard au Festival de Ouadane



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