10-07-2025 21:02 - Contribution au débat sur le régime foncier en Mauritanie/Isselmou Ould Abdel Kader, ancien ministre

Le Calame -- La présente note a pour objectif de contribuer au débat ayant pour finalité de définir par et pour les Mauritaniens le meilleur moyen de faire de leur patrimoine foncier, en particulier rural, une source de richesse, de promotion économique et sociale et de cohésion sociale.
Il faut espérer en effet, qu’autour de cette question, la passion n’empêchera pas, comme d’habitude, d’aboutir à des conclusions de nature à faire de la gestion de nos ressources foncières autre chose qu’une source de conflits et de désunion.
Le foncier au centre de deux idées erronées
Le régime foncier en vigueur en Mauritanie ne semble pas, pour certains, pouvoir répondre aux exigences de l’évolution du pays sur les plans de l’éradication de la pauvreté, de l’émancipation sociale et du renforcement de la cohésion du pays. Le foncier demeure au carrefour d’enjeux multiples auxquels il est impératif de faire face.
Pour les communautés rurales, en particulier sédentaires, la terre demeure la principale source de vie. Elle est, plus que cela, le témoin vivant d’une légende fondatrice que menacent de disparaitre le changement climatique et celui de la configuration de l’espace qu’entrainent les aménagements.
C’est la source d’une inquiétude métaphysique et d’une passion légitime pour les uns et exagérée pour les autres, qui menacent à tout moment de provoquer une fissure dans l’édifice de l’unité nationale.
Deux malentendus principaux, résultant d’idées reçues erronées, rendent difficile de dépassionner le débat autour de la question foncière comme on l’appelle. L’ordonnance portant réorganisation foncière et domaniale dispose en son article premier que la terre appartient à la Nation en oubliant qu’avant la naissance de la nation et de l’Etat qui en est l’incarnation, il y avait des micro nations – des nations tout de même - qui ont occupé et mis en valeur de vastes domaines.
L’Etat n’a donc pas le droit de disposer à sa guise de toutes les terres en ignorent le droit des communautés qui ont existé des siècles avant lui. Soulignons au demeurant que l’Administration refuse de délivrer aux communautés de Bababé, de Thienel, de Dar El Barka, des Oulad Siyid, des Tenak, des Oulad Mansour et de Thiélaw le moindre document certifiant leurs droits légitimes.
En plus de ce déni flagrant des droits privés acquis antérieurement à la promulgation de la loi 60.139 du 2 aout 1960 portant organisation domaniale, une certaine propagande malsaine soi-disant panafricaniste fait croire que les terres de la vallée appartiennent exclusivement à nos communautés halpular, soninké et Oulof.
Or, en plus de ces communautés, des dizaines d’autres ont les mêmes droits à l’instar des Rkakna, des Taghrédient, des Oulad Boulli, des Oulad Bégnioug, des Zeilouva, des Zembotti, des Oulad Ayed, des Oulad Demane, des Tendgha, des Idab Lehsen, des Oulad Ebeiri (au Trarza), des Oulad Mansour, des Tenak, des Oulad Seyyid, des Ideidba, des Tagnitt, des Oulad Neghmach, des Oulad Mahaimdatt (au Brakna), des Oulad Ely Ben Abdalla, des Idegbembra, des Litama, des Chorfa de Mbout (au Gorgol), des Tajounet au Guidimakha.
Aujourd’hui, nous devons éviter de fonder notre réflexion sur des appréhensions à connotations raciales et faire croire que la question foncière concerne une entité nationale particulière. Seule une lecture sereine de notre expérience en matière de politique foncière nous aidera à mettre en œuvre les principes et les objectifs ayant présidé à la conception de notre cadre juridique régissant ce domaine.
Pour une lecture sereine de la réforme foncière de 1983
L’ordonnance 83.127 du 5 juin 1983 fixant le régime juridique de la propriété foncière fut adoptée dans la précipitation, mais ses motifs économiques et sociaux étaient et demeurent légitimes. La sécheresse avait dévoilé l’extrême vulnérabilité d’une agriculture dépendante des aléas climatiques, réduisant la production céréalière à des proportions alarmantes en imposant le recours à une aide alimentaire extérieure aussi insuffisante que frustrante.
L’État n’avait pas d’espace propre lui permettant de réaliser les investissements agricoles nécessaires. Le glissement des populations vers le sud du pays avait engendré d’innombrables conflits tribaux autour des zones humides et des points d’eau. Certaines couches de la société rurale commençaient à s’inquiéter de la précarité de leur statut foncier.
On assistait alors à un début de remise en cause de l’ordre foncier dans la région du fleuve et davantage en zone pluviale. Les paysans des adwabas avaient commencé, depuis quelques temps, à revendiquer à haute voix, plus de sécurité foncière à l’endroit des chefferies traditionnelles locales.
Ce fut le début d’un amalgame clivant dont une élite balbutiante fit le lit de sa propagande pour une évolution des rapports sociaux. Il y eut plusieurs jacqueries dignes du Moyen-âge en 1980 à Ghabra et en 1981 à Mabrouk, ainsi que plus tard, dans les zones de l’Aftout et de l’Affolé. Ces nombreux conflits tacites et ouverts dénotaient un malaise réel des paysans haratines.
Ces événements et la multiplication prévisible des conflits fonciers sonnèrent alors le glas d’un ordre foncier générateur de graves perturbations sociales en milieu rural, principalement autour des grands barrages. Ils continuent d’ailleurs à nous interpeller sur la nécessité de définir une nouvelle vision de notre cadre juridique foncier pour renforcer notre cohésion sociale. Il s’agit d’un impératif majeur d’une juste redistribution de l’espace prenant en compte, dans l’ensemble du pays, le besoin des couches sociales vulnérables de jouir réellement d’un statut foncier moins précaire.
L’ancienne division du travail qui permettait à ces couches de bénéficier, en tant que membres des collectivités tribales, d’un droit d’usage sur les terres, n’est plus de nature à leur inspirer confiance, car l’élite traditionnelle dirigeante actuelle leur semble plus mercantile que les précédentes.
Les principes fondateurs de la réforme foncière de 1983
Dans le contexte sommairement décrit au précédent paragraphe, le législateur de l’époque avait essayé de résoudre la contradiction entre le respect des droits acquis en vertu des régimes fonciers antérieurs et la nécessité de réaliser les objectifs économiques et sociaux. Il a énoncé des principes s’articulant autour du choix général de la nationalisation de la terre en disposant d’emblée qu’elle appartient à la Nation. Cette disposition fait de la domanialité des terres la règle générale et des droits des particuliers l’exception.
De la nationalisation des terres en tant que pierre angulaire de la réforme foncière, découlent 15 principes fondateurs, à savoir :
* La possibilité pour tout Mauritanien, sans discrimination d’aucune sorte, de devenir propriétaire d’une partie de l’espace national.
* La consécration et la protection de la propriété foncière privée
* La suppression de la tenure traditionnelle du sol
* La protection de l’espace vital des agglomérations rurales
* La suppression de toute forme d’affermage (métayage) contraire à la chariaa
* L’intégration dans le domaine de l’État des biens fonciers vacants
* L’individualisation des terres collectives cantonnées aux terres de culture
* La répartition des terres attribuées aux chefs et notables traditionnels entre tous les membres de leur collectivité de rattachement qui ont participé à la mise en valeur desdites terres ou contribué à la pérennité de leur exploitation.
* L’attribution aux chambres mixtes des tribunaux régionaux de la compétence de se prononcer au préalable sur le caractère domanial ou non des terres objet de litige et qui ne sont pas appropriées conformément aux dispositions juridiques en vigueur droit.
* La déclaration d’usage et d’utilité publique des puits et forage situés en dehors des propriétés privées.
* La limitation de la taille des grandes concessions aux superficies devant faire l’objet d’investissements ayant un impact économique et social appréciable
* La subordination des grandes concessions à la sauvegarde des intérêts légitimes de petits exploitants.
* L’irrecevabilité des actions foncières collectives en justice
* Le droit de propriété ne peut empêcher la réalisation d’un projet d’intérêt national ou régional et ne saurait en particulier entraver l’expansion harmonieuse d’une agglomération urbaine.
* L’impossibilité de contraindre les particuliers à céder leurs droits si ce n’est pour cause d’utilité publique et moyennant une compensation.
Les effets négatifs de la non application de la réforme foncière
La promulgation de l’ordonnance foncière précitée a déclenché une forte et multiforme résistance du droit coutumier dont la stratégie d’occupation de l’espace a des conséquences négatives sur la préservation de l’Environnement, l’enracinement de la décentralisation et de la démocratie, ainsi que sur l’aménagement du territoire.
* Sur le plan de l’Environnement, la réforme a déchargé les communautés rurales de leur mission traditionnelle de protection des ressources naturelles sans doter l’État des moyens de s’en acquitter.
* En matière d’aménagement du territoire, on a observé la multiplication des agglomérations pour protéger les terroirs ancestraux, ce qui a réduit l’impact des investissements pour la réalisation des infrastructures publiques. Même les communes ne peuvent obtenir des espaces pour construire des écoles ou des postes de santé à cause de l’opposition des pouvoirs traditionnels.
* En matière d’ancrage de la démocratie sociale, la réorganisation foncière empêche, en milieu rural, de nombreux groupes de s’installer dans certaines zones sans l’autorisation des tribus « autochtones ». Cette contrainte est due à la crainte des tribus « concédantes » que de nouveaux groupes leur fassent perdre la majorité aux élections locales.
D’autres effets graves pour le pays et les citoyens ont été constatées, notamment :
* Le déclenchement d’une spéculation foncière faisant perdre au pays une immense fortune qui aurait pu être utilisée ailleurs
* Une spéculation provoquant un immense exode vers Nouakchott et Nouadhibou dont l’évolution démographique a surpris tous les spécialistes
* Un appauvrissement des populations qui ont investi d’immenses ressources pour construire des ghettos misérables et les brader ensuite aux spéculateurs.
* L’absence de contrôle hiérarchique sur les autorités territoriales en matière de gestion du domaine foncier privé de l’État a encouragé des abus et, dans le meilleur des cas, l’octroi de parcelles dans les zones urbaines non loties, en ignorant l’impératif de sécurité de la plupart de nos villes où les marchés sont devenus inaccessibles.
L’on constate à la lumière de ses effets négatifs qu’en dépit de la pertinence de ses principes et des objectifs qu’ils visent à atteindre, la réforme foncière de 1983 a créé bien plus de problèmes qu’elle n’en a résolus.
Les problèmes qui demeurent posés
En zone pluviale, aussi bien que dans la région du fleuve, l’application de la loi foncière se heurte à de nombreux problèmes que l’on pourrait attribuer à une inadéquation originelle par rapport à la réalité sociologique et culturelle du pays. On constate toujours :
Une propriété foncière privée mal protégée.
Le premier décret d’application de l’ordonnance foncière avait prévu l’obligation pour l’État, d’immatriculer les terrains à son nom, avant de les concéder aux particuliers. Cette disposition supposait la purge préalable des droits des particuliers pour éviter de violer cette disposition essentielle de protection de la propriété terrienne privée. Mais cette précaution n’a pas été observée, ce qui a ouvert la voie à de nombreux empiétements sur les droits des individus et des communautés.
Un statut foncier des couches vulnérables précaire
La précarité du statut foncier frappe, de manière spécifique, les catégories sociales vulnérables, surtout en ce qui concerne le droit de nue-propriété sur le sol. Même par rapport au droit d’usage ou de jouissance, certaines catégories sociales bien connues dans toutes nos communautés rurales ont un statut foncier plus précaire que d’autres.
Un métayage persistant
Historiquement parlant, le métayage est encore pratiqué dans toutes les régions du pays. En zone pluviale, il continue sous la même forme qu’auparavant, alors que dans de nombreuses parties de la zone irriguée, il semble avoir été maquillé par la redistribution de parcelles individuelle, à la suite de quelques aménagements hydroagricoles.
Le métayage persiste partout dans le pays et permet de dissimuler, derrière des stipulations contractuelles non écrites, des rapports sociaux pour le moins anachroniques. Ces rapports apparaissent à des degrés divers dans les différentes parties de la zone rurale.
Une individualisation apparemment impossible
L’individualisation est une option fondamentale résultant du constat de la précarité du statut foncier de certaines catégories sociales et de la persistance du métayage, mais elle s’est avérée un véritable casse-tête pour les administrateurs territoriaux. Elle n’a été mise en application que dans deux ou trois cas où les terres individualisées n’ont pas été mises en valeur après cette opération. Dans les aménagements irrigués, l’individualisation a pu se faire grâce à la division des terres en parcelles, mais dans la réalité, la redistribution de ces dernières n’a bénéficié qu’aux lignages dirigeants.
Dans un autre cas de situation, les groupes ou familles appelés Dkhila qui ont vécu des siècles durant dans des tribus qui ne sont pas les leurs au sens consanguin du terme, ont des difficultés à se faire admettre au bénéfice de l’individualisation des terres appartenant à leur collectivité d’adoption.
Une protection inopérante de l’espace vital des agglomérations rurales
Sachant la délicatesse de la fixation des limites de l’espace vital des agglomérations rurales, l’ordonnance foncière a seulement renvoyé à la chariaa qui n’apporte pas davantage de précision sur les modalités pratiques de la question. Il en résulte que jusqu’ici, l’Administration n’a pu répondre qu’à la demande, dans ce sens, d’une très faible partie des milliers de communautés rurales.
Une déclaration d’usage et d’utilité publique sans effet
Les puits et forage situés en dehors des propriétés privées ont été déclarés d’usage et d’utilité publics. Mais cette disposition a découragé les investissements privés pour la réalisation des infrastructures hydrauliques.
Une taille des grandes concessions non fixée
L’ordonnance précise que la taille des grandes concessions doit être définie en fonction de l’impact économique et social de l’investissement projeté. Or, jusqu’ici, les dimensions respectives des concessions rurales aussi bien qu’urbaines ne sont pas fixées, ce qui laisse au Gouvernement le loisir de concéder n’importe quelle superficie.
Des intérêts légitimes des petits exploitants non sauvegardés.
L’ordonnance foncière dispose que les intérêts des petits exploitants doivent être sauvegardés, en particulier en cas de concessions de grandes superficies, mais il n’existe, dans la réglementation en vigueur, aucune disposition déterminant les mesures et les procédures de protection des petits exploitants. Ces mesures auraient pu dissiper la crainte des communautés rurales de voir les bénéficiaires de grandes superficies empiéter sur leurs droits ou leur causer des préjudices.
L’irrecevabilité des actions foncières collectives en justice
L’ordonnance a soustrait du champ de compétence des juridictions judiciaires la résolution des conflits fonciers où l’une des parties n’est ni personne morale ni une personne physique, c’est-à -dire entre collectivités tribales ou lignagères ou entre ces dernières et des individus. Cette option résulte du constat de l’échec des tribunaux dans ce domaine, mais aussi du fait que ce genre de conflit est une partie intégrante de la gestion des populations.
Un système d’arbitrage des conflits inefficace
La loi foncière a dessaisi les juridictions du contentieux foncier collectif en confiant sa gestion aux autorités administratives. Le pouvoir judiciaire aurait été écarté au profit d’une administration censée être plus diligente. Mais les autorités administratives auxquelles cette mission a été confiée ne se sont guère montrées plus efficaces que les magistrats.
IV- Quelques directions pour la refonte du système foncier
Il semble nécessaire d’envisager la refonte de l’ordonnance portant réorganisation foncière et domaniale par:
1 L’introduction, le renforcement et la précision des mesures de protection systématique du droit de propriété foncière individuelle et collective
2 La définition des conditions d’abolition du système traditionnel d’appropriation du sol assortie de l’obligation pour l’Exécutif de se doter des moyens et des institutions spécialisées pour arriver à cette fin.
3 L’introduction, le renforcement et la précision des mesures de protection des agglomérations villageoises et des petits exploitants en cas de grandes concessions à leur proximité.
4 L’ouverture aux étrangers du bénéficier de concession de terres, l’article premier de l’ordonnance les ayant privés de ce droit, ce qui limite la contribution des investisseurs étrangers à la croissance économique.
5 La précision des modalités de l’individualisation au lieu que le législateur laisse à l’Exécutif le soin de résoudre les innombrables difficultés inhérentes au contexte sociologique et culturel. Il doit préciser des concepts clés de collectivité, d’immatriculation, de chefs et notables, de participation à la mise en valeur initiale, de contribution à la pérennité de l’exploitation, etc.
6 La réhabilitation des tribunaux judiciaires pour tenir compte de la faiblesse des administrations territoriales et accorder aux parties en conflits d’autres voies de recours.
7 La précision des conditions de validité du contrat d’affermage et définir les formes dans lesquelles ce type de contrat peut être considéré comme source de lésion et d’insécurité foncière pour le paysan.
8 La reformulation des dispositions concernant les puits et forage pour mieux cerner les conditions du pays où les ressources hydriques sont rares. Cette disposition devrait être assortie de conditions permettant aux réalisateurs de ces ouvrages de conditionner leur accès dans l’intérêt de leur sécurité et d’une bonne gestion de la ressource.
9 La prescription pour cause d’indirass ou pour non mise en valeur des biens fonciers doit être envisagée pour obliger les concessionnaires, même titulaires de titres fonciers, de mettre en permanence leurs terres en culture. Dans le secteur agricole, une telle garantie accordée aux propriétaires des terrains immatriculés, encourage la mise en jachère de ces derniers après leur immatriculation.
10 La clarification du concept d’immatriculation pour bien préciser s’il s’agit de l’inscription sur les livres fonciers de la Conservation foncière des Domaines ou sur les registres de certaines Moughataa, appelées « tabaa ».
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Le bilan sommaire de l’application pendant plus de quarante ans de l’ordonnance portant réorganisation foncière et domaniale permet de constater que la nationalisation de la terre et l’abolition de la tenure traditionnelle du sol sont restées quasiment sans effet. C’est pour cette raison, entre autres, que le Gouvernement doit définir une politique foncière associant à la réflexion tous acteurs nationaux.