12-06-2025 07:45 - Sommet sur les océans | La colère des pêcheurs africains face au pillage de leur océan par les européens

REPORTERRE -
Profitant du sommet sur les océans à Nice, plusieurs pêcheurs ont fait le déplacement depuis l’Afrique pour dénoncer la surpêche des Européens. Un « crime », selon eux.
Ils et elles sont l’envers de notre système alimentaire mondialisé. La face cachée de nos soirées sushis, le dessous tragique des barquettes de saumon qui inondent nos supermarchés. Pêcheurs, transformatrices de poissons, activistes… Originaires de Gambie, de Mauritanie et du Sénégal, ils sont venus à Nice, où se tient la troisième Conférence des Nations unies sur l’océan (Unoc), pour protester contre la prédation étrangère de leurs ressources marines.
La voix d’Ibrahima Ba est grave, son ton assuré. « Le poisson que vous mangez, c’est du poisson volé », fustige-t-il. Facilitateur du Comité international pour la promotion de la cogestion des pêches en Mauritanie, dont il est originaire, il est venu à l’Unoc avec le soutien de l’association CCFD-Terre solidaire.
À ce sommet où défilent chefs d’État, délégués et représentants d’associations, il entend porter la voix des communautés de pêcheurs traditionnels d’Afrique de l’Ouest, qui comptent parmi les premières victimes de la pêche industrielle.
« On veut internationaliser le débat », explique son compagnon de voyage Ibrahima Sarr, pêcheur et secrétaire général de l’Association ouest-africaine pour le développement de la pêche artisanale (Adepa).
D’autres ont rallié l’Unoc avec l’aide de Greenpeace. Tous dépeignent le même tableau. « La situation est catastrophique et désespérante », décrit Bekaye sy Samba, secrétaire général de l’ONG de protection de la nature mauritanienne Zakia.
Dans leur viseur : les chalutiers européens, chinois, turcs et russes qui opèrent au large de l’Afrique de l’Ouest depuis la fin des années 1970, et qu’ils accusent de vider leurs eaux. Il y a quinze ans, un nouveau péril est arrivé : les usines de farine et d’huile de poissons. Ces dernières exploitent les petits poissons pélagiques de la région (sardinelles, chinchards, bongas, maquereaux…) pour les transformer en nourriture pour poissons.
Plutôt que de nourrir la population locale, ces précieuses ressources en protéines atterrissent dans l’estomac des saumons, bars et autres poissons d’élevage dont se repaissent les Européens et les Asiatiques. Cette production est également utilisée pour nourrir les animaux domestiques, les porcs et la volaille dans les élevages, ainsi que dans les cosmétiques et les compléments alimentaires.
D’après un rapport de Greenpeace Afrique et Changing Markets Foundation publié en 2021, plus de 500 000 tonnes de poissons sont pêchés chaque année le long des côtes de l’Afrique de l’Ouest pour être transformées en farine et en huile. L’Union européenne en est particulièrement friande : 18 % des farines et 70 % des huiles de poissons mauritaniennes sont exportées vers les Vingt-Sept. Selon leurs données, les poissons utilisés pourraient nourrir plus de 33 millions de personnes dans la région.
Un crime
Le secteur est en plein boom. Entre 2010 et 2019, la production a été multipliée par dix en Afrique de l’Ouest. Rien qu’en Mauritanie, on compte 51 « mokas » (le terme local pour les usines de nourriture pour poissons), peste Mansour Boidaha, président de l’ONG Zakia. Au Sénégal, on en trouve six.
La Gambie, dont la côte ne s’étend pourtant que sur 80 km, n’a pas été épargnée par le phénomène. Activiste et journaliste d’investigation originaire de la communauté de pêcheurs de Kartong, dans le sud du pays, Mustapha Manneh en a compté trois. Chacune traite pas moins de 600 tonnes de poissons par jour, avec de lourdes pertes. 4 kg de poissons frais sont nécessaires pour produire 1 seul kilo de farine.
Ces usines, dont les propriétaires sont souvent étrangers, commettent selon Mansour Boidaha un « crime ». Leurs besoins déments en poissons pélagiques encouragent la surpêche, et attisent la concurrence déloyale entre les chalutiers et les pêcheurs traditionnels. Elles privent aussi la population d’un aliment crucial.
« Avant, le poisson était accessible et peu cher, raconte Mustapha Manneh. Maintenant, les gens n’en ont plus. Tout est racheté par les usines. » En parallèle, les prises s’effondrent. « Le poisson que l’on pêchait à 7 km, on le pêche aujourd’hui à 100 km, dit Ibrahima Sarr. Parfois, on rentre même bredouille. » Il y a quelques décennies, se rappelle Bekaye sy Samba, « les enfants pouvaient pêcher sur la plage avec la main ». Aujourd’hui, impossible.
La petite pêche génère plus de 66 000 emplois directs et indirects en Mauritanie, sur une population d’un peu plus de 5 millions de personnes. Impuissants face aux gros chalutiers et à la raréfaction des prises, les artisans de la mer sont parfois contraints d’arrêter. Beaucoup se retrouvent sans travail. D’autres quittent le littoral, voire le pays.
C’est ce qui est arrivé au frère de Mustapha Manneh. Pêcheur et plombier, il a rejoint l’Espagne en passant par la mer, après deux premières tentatives infructueuses. « Il ne pouvait plus travailler. »
« Les usines devraient être bannies »
Certains pêcheurs reconvertissent leurs pirogues en bateau de passeur, poursuit-il. En un voyage, ils peuvent gagner « plus que ce qu’ils toucheraient en toute une vie de pêche ».
Sans pêcher lui-même, Mustapha Manneh s’estime « victime » de la situation. Ses cousins sont morts il y a trois ans en tentant de rejoindre l’Espagne par les flots. « Ils pensaient que l’Europe pouvait changer leur vie. » Ils n’étaient pas pêcheurs, précise-t-il. « Les entreprises occidentales ont détruit leur vie, leurs espoirs, en prenant toutes nos ressources. »
Selon un rapport de Environmental Justice Foundation publié en mai, la surpêche et la pêche illégale comptent parmi les facteurs poussant de nombreux Ouest-Africains à l’exil. « On ne veut pas quitter notre pays, dit Ibrahima Sarr. Mais si vous nous prenez ce qu’on a, ne nous dites pas de rester chez nous. Ce n’est pas possible. » « Si les Européens nous laissaient notre poisson, nous ne viendrions pas ici », abonde le pêcheur syndicaliste Karim Sall.
« Notre poisson »
Les femmes, elles aussi, sont durement touchées par le phénomène. En particulier les transformatrices, qui gagnent leur vie en séchant, fermentant et fumant les poissons, afin de les acheminer jusque dans les terres. Grâce à leurs moyens financiers plus importants, les usines captent la majorité des prises. Peu à peu, le métier disparaît, raconte Roughaya Mbojj, transformatrice, mareyeuse et présidente de l’Association des femmes pour la valorisation des produits de pêche et la protection de l’environnement.
Elle raconte avoir vu sa matière première diminuer de moitié depuis 2016. « Pourquoi utiliser le poisson pour nourrir des animaux, alors que des milliers et des milliers de personnes en ont besoin ? Les usines devraient être bannies. »
Diaba Diop, transformatrice sénégalaise et secrétaire générale du groupement économique féminin Pencum Sénégal, abonde : « Les usines de poissons n’ont pas leur place dans le monde. Nous disons à tous les dirigeants du monde : “Gelez l’implantation des nouvelles usines”. »
Beaucoup espèrent que la France, pays hôte de l’Unoc et second plus gros consommateur de saumons au monde, se saisira du sujet. « C’est l’une des plus grandes puissances de l’Union européenne, et l’ancien colonisateur de la Mauritanie. Elle peut jouer un rôle très important », selon Mansour Boidaha. Allouer davantage de moyens aux pays d’Afrique de l’Ouest pour surveiller leurs eaux, par exemple, pourrait selon lui limiter la surpêche.
Diaba Diop, elle, milite pour que les fermes aquacoles soient incitées par les autorités à trouver des alternatives, comme par exemple la farine d’insectes. Seules les parties non consommables des poissons (queue, tête…) pourraient être réservées aux usines.
Mustapha Manneh estime qu’il en va aussi d’une prise de conscience de la population européenne, et d’une diminution de sa consommation de saumons. Il s’interrompt, nous fixe, et dit simplement : « Arrêtez de manger le poisson des autres. »
Nice (Alpes-Maritimes), envoyée spéciale
Par Hortense Chauvin avec Laurent Carré (photographies)