14-07-2025 16:33 - Les acteurs et le système de Commande Publique en Mauritanie / Par Mohamed Fouad Barrada

La réforme des marchés publics, engagée en Mauritanie à travers la promulgation de la loi n°2021-024 abrogeant et remplaçant la loi n°2010-044, a marqué une étape décisive dans l’évolution du système de commande publique.
Cette réforme, appuyée par les décrets d’application n°2022-083, 084 et 085, fait actuellement l’objet d’un diagnostic visant une révision éventuelle des textes. Au centre de cette réforme figure une problématique structurante : le contrôle a priori.
I. Le cadre juridique du contrôle a priori
La loi n°2021-024 maintient le principe du contrôle a priori tout en le simplifiant, en ciblant principalement les procédures dérogatoires et les avenants aux marchés. Ce contrôle est exercé à travers les avis obligatoires de la CNCMP, conformément à l’article 3 du décret n°2022-084 relatif à l’organisation et au fonctionnement de la Commission Nationale de Contrôle des Marchés Publics.
Les autorités contractantes sont ainsi tenues de soumettre à la CNCMP les dossiers présentant un caractère dérogatoire :
• Entente directe ;
• Consultation simplifiée ;
• Appel d’offres restreint.
Toutefois, ces avis ne sont pas contraignants, et n’interrompent pas juridiquement la procédure. La CNCMP rend également des avis obligatoires sur :
• Les marchés basés sur des DAO non approuvés par l’ARMP ou un bailleur de fonds ;
• Les avenants de ces marchés publics.
En application du même décret, « au cas où l’avis de la CNCMP diffère de la décision finale prise par l’autorité contractante, les deux positions sont publiées par l’ARMP. Les avis doivent être rendus dans un délai maximal de huit (8) jours ouvrables, renouvelable une seule fois en cas de demande complémentaire. »
II. Autres missions de la CNCMP : avis spécifiques
La CNCMP peut émettre des avis dans les cas suivants :
• Réduction des délais dans le cadre des situations d'urgence simples ;
• Réduction du nombre de consultants dans les marchés de prestations intellectuelles lorsque le nombre de trois cabinets qualifiés n’est pas atteint, notamment pour les méthodes de passation suivantes (article 37-2 du décret n°2022-083) :
1. Sélection fondée sur la qualité technique et le coût ;
2. Sélection fondée sur un budget déterminé ;
3. Sélection fondée sur le moindre coût, sous condition de note technique minimale.
III. Observations empiriques : la portée des avis CNCMP
Les données disponibles sur le site de la CNCMP ainsi que les rapports annuels de l’ARMP indiquent une forte conformité des autorités contractantes aux avis émis par la CNCMP, avec un taux de divergence inférieur à 5 %.
Cette tendance confirme que le contrôle a priori exercé sur les procédures dérogatoires ne constitue pas un dysfonctionnement, mais plutôt un mécanisme d’encadrement stabilisateur, intégré et accepté institutionnellement, malgré le caractère non contraignant de ces avis.
Ce haut niveau d’adhésion reflète une internalisation progressive des principes de régularité, de transparence et de redevabilité, tout en matérialisant le principe fondamental de séparation des organes de passation, de contrôle et de régulation.
Il s'agit là d'un équilibre fonctionnel qui renforce la crédibilité du système de commande publique et sa conformité aux standards internationaux de bonne gouvernance
IV. Problèmes liés aux seuils et à la compétence des commissions
Un débat important réside dans la définition des seuils à partir desquels le contrôle a priori doit s’appliquer. L'absence de seuil clair peut engendrer une incertitude sur la compétence des commissions de passation, notamment dans les structures faiblement outillées.
Le choix des membres des commissions de passation ne doit pas compromettre la régularité juridique des procédures. La réglementation n’interdit pas le recrutement de personnes qualifiées, et celui-ci devrait être encouragé.
Une piste d’évolution consisterait à définir des seuils différenciés pour certains projets stratégiques, afin d’adapter le niveau de contrôle aux enjeux et aux risques.
V. Adaptation sectorielle et perspectives spécifiques
L'efficacité du système de passation des marchés publics dépend largement de sa capacité à s'adapter aux spécificités sectorielles et territoriales. Les réformes futures gagneraient à intégrer ces particularités, afin de mieux répondre aux exigences de chaque domaine d’intervention.
1. Secteur de la santé : vers une flexibilité encadrée
Dans le domaine de la santé, notamment pour l’acquisition de médicaments et de produits sanitaires, il est pertinent d’envisager des procédures négociées avec des délais réduits, sous réserve de garanties strictes de transparence et de concurrence effective.
La réussite des processus d’approvisionnement dans ce secteur dépend d’une approche flexible et contextualisée, prenant en compte plusieurs facteurs :
• la rotation rapide des stocks dans les structures sanitaires ;
• la satisfaction des besoins urgents des établissements de santé ;
• les contraintes logistiques, notamment les délais et coûts du transport maritime ;
• la disponibilité de conteneurs adaptés au transport de produits sensibles (médicaments thermosensibles, vaccins, etc.) ;
• et le respect des délais critiques d’approvisionnement.
2. Collectivités territoriales : simplification et ancrage local
Au niveau des collectivités territoriales, les procédures de passation devraient être adaptées aux réalités locales, afin d’assurer une meilleure adéquation avec les besoins des citoyens et les capacités des acteurs locaux.
Cela implique :
• Le renforcement effectif des structures décentralisées de gestion des marchés publics (commissions intercommunales, commissions régionales), qui représentent de véritables leviers de promotion des PME et PMI locales ;
• L’adoption de procédures simplifiées, moins formalisées, que les collectivités (communes, régions) pourraient adapter librement, notamment pour des marchés de proximité dans des domaines comme :
o l’éducation,
o l’insertion professionnelle,
o la culture et le sport,
o les services sociaux et sanitaires,
o les prestations juridiques ou d’appui institutionnel ;
• L’ajustement des critères de sélection, en particulier la limitation des exigences financières, afin de ne pas exclure injustement les petites entreprises locales. Les niveaux de capacité exigés devraient être proportionnés à l’objet et au montant du marché, conformément au principe de libre accès à la commande publique.
VI Réflexions sur l’évolution du système
La réforme du système de passation des marchés publics en Mauritanie soulève une question de fond : doit-elle viser prioritairement l’amélioration de l’exécution des projets ou la redéfinition des rapports institutionnels entre les acteurs ? Cette interrogation renvoie à un enjeu central de gouvernance publique, impliquant une répartition claire des rôles, des responsabilités et des mécanismes de contrôle.
Le principe de subsidiarité doit guider la réforme vers une décentralisation efficace, en confiant davantage de responsabilités aux autorités contractantes de proximité (agences d’exécution, établissements publics, collectivités territoriales). Pour cela, plusieurs leviers doivent être activés :
• Le renforcement des capacités, à travers la formation continue et le recrutement de compétences spécialisées ;
• L’amélioration de la traçabilité des garanties de bonne exécution, avec la possibilité de porter leur plafond à 20 % du montant du marché, dans les projets à forts risques ;
• La mise en place d’un suivi rigoureux des engagements contractuels, fondé sur des indicateurs de performance clairs et mesurables.
Dans ce cadre, les autorités contractantes départementales doivent assumer un rôle de régulation, en fixant des indicateurs de performance relatifs à la passation et à l’exécution des marchés.
Cette mission de supervision doit toutefois respecter le principe fondamental de régularité et de neutralité administrative, selon lequel l’entité en charge de la réglementation ne peut être impliquée, de manière substantielle et directe dans les opérations d’achat public. Cela répond au principe de séparation des fonctions :
« Nul ne peut être juge et partie. »
Toutefois, cette règle de séparation fonctionnelle connaît une exception de principe :
L'administration centrale peut être directement impliquée dans la passation et l'exécution des marchés publics uniquement dans le cadre de projets d’envergure nationale ou stratégiques, présentant un impact majeur en matière de développement ou de souveraineté.
Il s'agit, par exemple, de grands projets d’infrastructures, de programmes d’urgence, ou d’investissements structurants, justifiant une implication renforcée de l'État central dans leur pilotage et leur contractualisation.
Par ailleurs, afin de garantir l’équité et la fiabilité de l’analyse financière des offres, il est recommandé d’institutionnaliser dans la réglementation la neutralisation automatique de l’offre la plus basse et de l’offre la plus élevée, lorsque le nombre de soumissionnaires est supérieur à trois.
Cette disposition permet de limiter l’impact des offres anormalement basses ou excessives, susceptibles de fausser la concurrence ou de compromettre l'exécution effective du marché.
Enfin, une réforme ambitieuse et durable doit impérativement consacrer juridiquement la notion d’« offre économiquement la plus avantageuse », en lieu et place de l’approche basée exclusivement sur le prix le plus bas. Ce concept, largement reconnu au plan international, valorise une approche qualitative et responsable, reposant sur :
• la qualité technique de la prestation ou du bien proposé,
• la durée de vie utile, les coûts de maintenance ou d’exploitation,
• les critères environnementaux, sociaux et économiques,
• et l’alignement sur les objectifs sectoriels et les politiques publiques nationales.
VII. Clarification des notions budgétaires essentielles
Trois notions doivent impérativement être distinguées dans la planification et l'exécution des marchés publics :
Conclusion
Le système de passation des marchés publics en Mauritanie, tout en s’appuyant sur une base réglementaire rénovée, nécessite des ajustements pour répondre aux défis actuels : clarification des seuils, professionnalisation des acteurs, articulation CNCMP/ARMP, et contextualisation sectorielle.
La réforme à venir devra conjuguer efficacité, transparence, et responsabilisation pour construire un écosystème durable de la commande publique.